Ba Idar, un octogénaire natif de Telmasla, remonte le temps et dépoussière le passé. Il nous mène dans un voyage passionnant sur les ailes de récits qui font revivre la vie de sa tribu et reconstituent le décor de son village. C’est la voix d’un conteur marquée d’authenticité, de grandeur d’âme et de vivacité d’une mémoire où reste gravée toute une histoire collective locale.
L’importance politique et sociale de la casbah de Telmasla autrefois
A l’époque du protectorat français, la casbah de Telmasla était une forteresse seigneuriale sous le contrôle des caïds Glaoua, puissants seigneurs berbères qui dominaient les territoires du Sud de l’Atlas. L’ensemble des bâtisses était entouré par une muraille épaisse en pisé qui protégeait le village des razzias des tribus ennemies.
Un dignitaire de la famille Glaoua nommé Sidi Elhassane et ayant pour titre Amghar ou chef de village, siégeait dans la forteresse dite Tighremt N’Ou Glaou ou Casbah du Glaoui, une résidence seigneuriale privée bien fortifiée.
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Ce poste de commandement gouvernait plusieurs villages notamment Talat, Tazrout, Tajda, Tiguemi Lejdid et Tabount ainsi que les anciens douars de l’oasis d’Ouarzazate aujourd’hui sous les eaux du lac Al Mansour Ad Dahbi comme Tadmricht, Hbib, Ghalil …
Le chef de village possédait des biens qui lui conféraient une vie d’aisance. Sa position sociale était confortée par son autorité notoire. Loin de l’image courante des caïds potentats, ses manières de contrôler les villageois ne semblaient pas assujettissantes. Il faisait preuve d’une bonté indulgente à l’égard des habitants indigents :
Telmasla abritait la seule Machyakha, bureau chargé de l’administration des autres tribus dans la rive sud de l’Oued Ouarzazate. A cette singularité s’ajoute l’accueil de la prière du vendredi, ou Jumu’ah, dans sa mosquée qui réunit les hommes musulmans venus de différents douars.
Ce privilège est dû au nombre considérables d’habitants qui peuplaient Telmasla par rapport à d’autres villages. La casbah abritait en effet 35 foyers amazighs/chleuhs musulmans et 20 familles chleuhs de confession juive.
Les juifs de Telmasla, une communauté enracinée dans sa terre d’origine
La communauté juive de Telmasla était la plus importante d’Ouarzazate. Sa présence dans la casbah remonte à des temps lointains comme le prouve le nombre de ses propriétés, surtout des champs, à Telmasla et dans les villages voisins.
« Les juifs de Telmasla étaient propriétaires de beaucoup de champs même dans les villages de Tazroute, Ghalil Hbib Tadmricht, Talat … ».
Ba Idar
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Artisans chevronnés, ces juifs se distinguaient par le travail de l’argent surtout pour l’ornementation des poignards ou sur les objets d’argenterie comme les cuillères, fourchettes, pinces à sucre, passe-thé… Ils pratiquaient aussi le commerce des produits agricoles, du bétail et d’autres marchandises élémentaires.
« Meyer Mekhlouf possédait un important cheptel de bovins. A la veille du Souk d’Agdez (à 70 km) qui avait lieu chaque jeudi, je conduisais tout seul un troupeau de 18 bœufs et vaches à vendre dans ce marché hebdomadaire. Je quittais Telmasla au lever du soleil, je passais la nuit à Aït Saoun (à 40 km). Enfin, j’arrivais le lendemain matin au souk d’Agdez avec mon troupeau sain et sauf. On vendait alors toutes les bêtes ».
Ba Idar
La population juive accomplissait son rituel en toute liberté. Le chef de cette communauté s’appelait Israël N’Ben Ichane. Une autre figure était Ait Lhazzan Braha qui officiait la prière chantée à la synagogue située au cœur de la casbah. La communauté juive avait acheté un terrain au village voisin de Tazroute pour en faire le cimetière juif qui reste toujours bien entretenu.
La cohabitation et le bon voisinage régnaient entre les chleuhs musulmans et les juifs de Telmasla. Ils vivaient dans le respect des différences religieuses les uns les autres.
« Les juifs avaient leurs spécificités alimentaires. Ils interdisaient le mélange des ustensiles où ils préparent de la viande et ceux du lait ainsi que des graisses comme le beurre ».
Ba Idar
Cependant diverses traditions communes unissaient les deux communautés.
« Comme nous, les juifs jeûnent et ont presque le même rituel de deuil ».
Ba Idar
Elles s’invitaient les unes les autres pendant la célébration des cérémonies sociales. Musulmans et Juifs de Telmasla vénéraient un même saint local enterré au pied d’un rocher dans le village de Tazroute.
« Nous visitions tous le tombeau du même saint. Nous, les musulmans, nous l’appelons Moulay Yaâcoub. Les juifs lui donnent le nom de Bardiîme ».
Ba Idar
Les deux communautés s’entraidaient pour assurer la cohésion de la tribu et le maintien de sa dynamique sociale et économique. Des règles coutumières faisaient office de loi qui obligeait chacun à honorer ses engagements envers les autres même s’ils n’ont pas le même culte :
« Nous vivions parfois des moments difficiles où on manquait d’argent. Nos voisins de communauté juive nous prêtaient les sommes demandées. Un jour de la fête du sacrifice Aïd Al-Adha, j’ai fait semblant de manquer de bête à immoler. Mon voisin Meyer Mekhlouf m’a volontairement donné un mouton bien gras, un bouc, du thé, du sucre, de la farine … ».
Ba Idar
Avec leur départ, notre village s’est quasiment effondré
Toutes les familles juives sont parties massivement à contre cœur en 1963. C’était un jour funeste, un déchirement marquant le déracinement définitif des juifs de Telmasla de leur terre natale, berceau de leurs ancêtres.
« Des bus sont arrivés un matin. Les familles juives chargeaient leurs coffres. C’était un moment d’adieu très douloureux. Ils sont partis en larmes. Avec leur départ, notre village s’est quasiment effondré. »
Ba Idar
Des noms d’anciens habitants juifs de Telmasla restent encore gravés dans la mémoire tribale comme Israel, Yaâqoub, Sellam, Ben Ichane, Braha, Soulika… La majorité des juifs de la première génération est décédée. Mais les liens d’appartenance à la terre d’origine perdurent malgré cet exode forcé.
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Les juifs de Telmasla restent fidèles à leurs racines. Ils viennent régulièrement pour se recueillir sur les anciennes demeures de leurs parents, visiter leurs mausolées et les tombes de leurs morts enterrés dans le cimetière à Tajda, commune rurale de Tarmigte.
Eloignés dans le temps et l’espace mais toujours unis dans le cœur. Les visites épisodiques des juifs originaires de Telmasla ravivent les liens de familiarité avec leur villages et leurs voisins musulmans.
.« La famille Ait Khellouf était mes amis. Ils m’ont envoyé de l’argent plusieurs fois après leur départ en 1963. Récemment, leur petit fils, envoyé par sa mère Soulika, est venu me visiter. J’ai appris de lui que Meyer, Mekhlouf et Sissi Khellouf sont tous morts. Qu’Allâh leur fasse miséricorde et à tous nos défunts ».
Ba Idar
Telmasla a perdu son architecture authentique au fil du temps. Ses murs, ses terrasses et ses plafonds autrefois richement décorés sont réduits en poussière. La vieille forteresse en ruine garde encore quelques traces de sa splendeur des temps révolus.
Ces bâtisses vétustes et ses habitants gardent l’histoire d’un village, d’une culture et d’un mode de vie ancestral.
Deux vieilles maisons appartenant autrefois à la famille juive Khellouf et Ait Bou Kyoud ont été reconverties en maisons d’hôtes. Dar Daif et Dar Bladi incarnent aujourdhui le symbole vivant de la beauté traditionnelle de la casbah de Telmasla.
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1 commentaire
Si Abdeljalil un grand merci à vous et à sudestmaroc.com pour cette série d’interviews « les villages d’Ouarzazate racontés par leurs anciens ».
L’interview que je découvre aujourd’hui s’effectue sur notre village Talmasla, en interrogeant l’une des mémoires du village, Ba Idar.
Cette mémoire du village de Talmasla est aussi importante pour nous car nous y avons personnellement ancré nos racines avec Zineb, depuis bientôt 30 ans ; certains de nos enfants y sont nés. Nous avons acquis la maison ancienne construite en pisé de la famille juive Aït Khellouf que nous avons restauré pour devenir notre propre maison. Puis s’est développé le Riad Dar Daïf et nos activités vers le désert et l’Atlas.
Merci du rappel de l’origine de ces vieux murs en pisé, de ceux qui les ont construits et habités au fil des siècles, dont l’histoire s’évapore si vite.
Un grand Bravo pour la pertinence de cette démarche et de l’article où j’ai appris quelques anecdotes.
Nous espérons une belle suite d’interviews sur les villages d’Ouarzazate et de sa région proche, permettant d’en dévoiler un peu l’âme aux plus jeunes habitants comme aux voyageurs, de mieux connaître et apprécier ces différentes cultures ancrées aux carrefours des vallées et oasis au Sud de l’Atlas.
Notre région Sud Est étant une pièce importante du puzzle du Maroc d’aujourd’hui.