Le berger, la perle oubliée du patrimoine culturel marocain

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Le patrimoine culturel du Maroc est foisonnant et sa flamboyance motive sans aucun doute les millions de visiteurs qui tout au long de l’année viennent y séjourner. Ses artisanats comme le tissage du tapis, la poterie ou le travail du bois, ses architectures sur lesquelles peuvent se lire les chapitres d’une histoire multiséculaire, ses territoires diversifiés où se déploient une myriade de traditions telles que les coutumes festives, les pratiques culinaires, les arts communautaires comme les danses, les habits, les bijoux …, tout cet ensemble harmonieux dessine un visage souriant du Maroc, celui qui précisément s’offre au visiteur de passage et sous-tend la force d’une économie touristique en pleine expansion.

Cette image reluisante du Maroc a certes pour avantage son indéniable efficacité commerciale mais elle a pour défaut de simplifier le visage culturel du pays, de le folkloriser afin de le rendre facile et rapide à découvrir, et par là de voiler d’autres réalités de l’identité culturelle marocaine dont la nature et l’expression rendent difficile leur inscription dans les rouages d’une marchandisation forcenée.

Derrière les grands totems du patrimoine culturel marocain, il demeure en effet des perles culturelles trop souvent méconnues. Derrière cette vision simplifiée du patrimoine et sa mise en scène devant les yeux ébahis des visiteurs en provenance du monde, il y a l’oubli de la diversité de l’identité culturelle du Maroc. Et il y a tout un peuple, et la jeunesse marocaine en particulier, qui n’a que peu connaissance de l’amplitude et de la richesse de son propre patrimoine culturel.

Le berger disparait en silence du panthéon identitaire du Maroc

Le berger est au Maroc une de ces perles culturelles qui passe inaperçu. Bien qu’il pérégrine seul avec ses troupeaux de moutons ou de chèvres dans les massifs et les vallées des vastes montagnes du pays, il porte dans sa besace le passé lointain de tous les marocains lors de ces temps anciens où les communautés humaines étaient nomades et traversaient les continents comme les territoires.

Il est l’expression vivante de la singularité géographique du Maroc composé pour l’essentiel de la majestueuse chaîne de l’Atlas et dont il est l’habitant naturel.

Il est l’une des racines généalogiques majeures des marocains qui pour beaucoup sont issus du Maroc rural et montagneux et qui ont un berger parmi leurs ancêtres.

Le berger relève pleinement du patrimoine immatériel selon les critères établis par l’Unesco. Le berger a un savoir-faire, il a une relation avec l’univers, avec la nature, et avec l’animal. Le berger exprime le respect de la nature et la connaissance qu’il en a se transmet au sein de sa communauté. Nous allons perdre beaucoup si nous ne faisons rien pour revaloriser ce métier.

Fatima Zahra Salih
Directrice du Master patrimoine à l’Université de Beni Mellal

Aujourd’hui, le berger devrait être au sein de la société marocaine une figure reconnue, valorisée, protégée, au même titre que la tisseuse de tapis ou bien la danseuse revêtue de ses habits de lumière.

Au lieu de cela, de moins en moins de personnes choisissent ce chemin d’existence. Les parcours de transhumance pour les troupeaux se font de plus en rare, l’accès à l’eau devient chaque année plus difficile, le berger n’a pas de statut social et aucune aide n’est apportée par la collectivité au soutien de l’activité et encore moins à sa poursuite parmi les jeunes générations.

La figure du berger, peu à peu, en silence, disparait du panthéon identitaire du Maroc.

Une volonté collective d’agir

Certains cependant au Maroc ont pris conscience de cet effacement et se sont demandés comment contrer cet inexorable processus qui voit, ici comme dans tant d’autres pays, la modernité et le temps désagréger des pans entiers du corps culturel des collectivités humaines. Ils ne sont pas nombreux certes, mais leur intention est sincère et leur démarche pionnière.

En premier lieu, il y a l’Ong marocaine We Speak Citizen déjà fortement impliquée dans la valorisation des composantes les plus fragiles du patrimoine culturel marocain. Après avoir ouvert dans le ksar d’Aït Ben Haddou près d’Ouarzazate une Maison de l’Oralité, après s’être occupé de promouvoir la tradition de l’arganier dans les communautés de l’arrière-pays d’Agadir, une focalisation sur les réalités du berger allait comme d’évidence.

A lire : La Maison de l’Oralité du ksar d’Aït Ben Haddou : une première au Maroc

En second lieu, il y a une femme de nationalité belge, Anne Alaime, vivant au Maroc depuis près de dix ans dans un territoire où justement le berger est la figure centrale, la vallée des Aït Bouguemez avec ses hautes montagnes au cœur du Haut Atlas Central, au pied du massif du M’Goun qui culmine à 4.071 mètres.

La vallée d’Aît Bouguemez

Anne s’est prise de passion pour cette vallée et il y avait là encore comme une évidence qu’elle s’engage dans la préservation de la race locale du mouton, la race Tighaline, adaptée en tous points à ces régions montagneuses. Le premier pas a consisté à faire vivre et grandir un troupeau sélectionné avec soin afin de maximiser les qualités inhérentes à cette race. Pour cela, l’expertise de l’Institut agricole vétérinaire Hassan II aura été sollicitée. Ensuite, Anne s’est préoccupée de mettre en valeur la qualité particulière de la laine fournie par la brebis Tighaline. La mobilisation du talent des femmes de la vallée permettra de tisser des tapis comme il s’en faisait autrefois, et avec une qualité incomparable avec les tapis produits à partir de laine industrielle.

Chemin faisant, elle découvre les dures réalités de la vie de berger et comprend pourquoi nombre d’entre eux dissuadent leurs enfants de suivre ce même chemin d’existence. D’année en année, le labeur se fait en effet plus ardu. Tout concoure à rendre le métier impossible à vivre. Tout participe à son effacement du paysage marocain.

La rencontre entre Anne et Loubna Mouna, responsable de l’ONG We Speak Citizen, va permettre que s’affirme une volonté collective d’agir contre la disparition de ce métier de berger, l’une des facettes les plus anciennes du patrimoine culturel marocain.

Le lieu étendard de ce vieux métier en voie de disparation

Pour relever ce défi, il s’est vite imposé la nécessité d’organiser un moment de découverte des réalités et des problématiques en jeu. C’est ainsi que du 3 au 8 mai 2023, sur le site du projet d’Anne, dans sa bergerie ouverte au douar d’Imelghas, province d’Azilal, au cœur de la vallée des Aït Bouguemez, se sont tenues les « Journées du berger » réunissant un public venu des grandes villes du Maroc et sensible à la protection du patrimoine marocain, des universitaires concernés par le pastoralisme ou la ruralité, et bien évidemment les bergers de la vallée ainsi que d’autres bergers de territoires voisins (lac d’Isoghar, vallée de la cathédrale, vallée d’Ouzighimt …). De l’avis de tous, ces journées auront permis de dessiner un chemin d’actions concrètes pour relever le défi de redonner au métier de berger les soutiens et les moyens de sa pérennité.

Ces journées ont validé l’objectif d’ouvrir un tiers-lieu dédié au berger et au pastoralisme. La Maison du berger doit être le lieu étendard de ce vieux métier malheureusement en voie de disparation.

Loubna Mouna – Directrice de l’Ong We Speak Citizen

La Maison du berger devra ainsi être un lieu multidisciplinaire autour de la question pastorale. D’abord, l’objectif premier sera de mettre en valeur les différents aspects du métier de berger afin de proposer aux futurs visiteurs un panorama complet couvrant le passé comme le présent, la dimension humaine, les pratiques professionnelles et les usages traditionnels comme les parcours de transhumance, la connaissance des plantes, des étoiles …

Cette maison doit aussi pouvoir servir à la recherche sur l’avenir du métier et donc à l’accompagnement de son évolution en traitant les questions auxquelles les bergers sont concrètement confrontés comme celle du choix des races, de l’amélioration des pratiques, du rapport avec l’urbanisation des territoires, de l’accès à l’eau. Un fonds documentaire doit se constituer pour collecter tout ce qui a pu être publié sur le sujet et des installations d’hébergement devront être aménagées afin d’accueillir des résidences de recherche.

Un point important du projet sera de mettre en œuvre des approches qui permettront de rehausser la valeur de la viande et de la laine issues des moutons de cette race Tighaline originaire de la vallée et ce afin de renforcer l’avantagé économique de ce métier de berger en haute montagne. Les tapis tissés avec ces laines sont en effet différents des autres tapis produits en masse au Maroc et vendus dans les nombreux bazars au travers tout le pays.

De la même manière la viande de ces moutons de haute montagne doit pouvoir être commercialisée dans tout le pays, et notamment dans les grands centres urbains, mais avec à un tarif qui respecte à la fois la valeur ajoutée qualitative, due à un élevage en haute montagne et avec l’usage de la transhumance, et les surcoûts de production qui vont de pair avec de cette singularité. Déjà l’équipe du projet réfléchit à la mise en place d’un label officiel, de type animal élevé en montagne, pouvant accompagner la viande jusque sur les points de vente.

Enfin, et c’est sans doute l’objectif majeur du projet de Maison de berger, le lieu devra s’adresser directement aux bergers afin de soutenir la poursuite de leur métier notamment dans les spécificités de sa pratique de haute-montagne. Les problèmes rencontrés par ces bergers sont concrets et demandent des actions précises : comment fournir de la nourriture complémentaire aux troupeaux de haute montagne lors de la saison hivernale ? Comment aménager des points d’eau dans ces zones escarpées ? Comment inscrire le berger dans un statut social officiel qui pourrait ouvrir des droits à l’assurance et à la retraite ? Le traitement de tous ces éléments pourra un jour permettre que des jeunes rejoignent ce métier comme c’est fut le cas dans d’autres pays montagneux d’Europe. La Maison du berger devra remplir ce rôle utile de conseil auprès des bergers et de lobbying auprès des pouvoirs publics.

Le projet de Maison du berger touche à l’essentiel

La coopérative la Maison du berger a vu le jour. Le premier troupeau de mouton Tighaline existe dans la bergerie d’Anne. Les prochaines étapes menées par l’Ong We Speak Citizen viseront à établir les plans concrets de cette future Maison du berger pour ensuite mobiliser les partenaires nécessaires à la mise en place de toutes les composantes du projet.

Pas à pas, les animateurs du projet, Loubna, Anne, Fatima Zahra et Younes, avancent sur ce sentier escarpé pour que rayonne enfin à sa juste valeur l’une des perles vivantes du patrimoine marocain.

Ils savent que la première étape a posé les bases fermes de la poursuite de cette belle aventure. En effet, et du public qui a assisté à cette première édition des « Journées du berger », public essentiellement marocain et venu des grandes villes du Maroc, tous sont repartis avec le sourire, quasiment enchantés, comme transformés par cette rencontre avec l’univers des bergers.

Ce projet touche à l’essentiel et a réveillé chez les marocains la connaissance enfouie de leurs racines et donc de leur longue histoire. Ce réveil a mis en lumière de manière inédite les questions liées à l’ancrage de leur propre existence avec leur territoire.

Anne Alaime

Au terme de ces journées qui leur étaient consacrées, les bergers eux-mêmes avaient le sourire sur le visage. Repartis sur les flancs des montagnes auprès de leurs troupeaux, ils devaient avoir en eux la satisfaction, et peut-être le soulagement, de s’être enfin vus, l’instant d’une rencontre, sur le cou des participants, perle parmi les perles du collier multicolore de leur identité culturelle de marocain.

Avec l’espoir discret mais tenace de se voir un jour perle au cou du Maroc.    

A découvrir

A lire : Le ksar d’Aït Ben Haddou raconté …

3 commentaires
  1. Bravo pour cet article mettant en lumière le métier de berger.
    Les troupeaux qui couvraient les pâturages de l’Atlas et de l’Anti-Atlas ont fondu. J’accompagne la transhumance des nomades Aït Atta qui remonte de l’Anti-Atlas au printemps (depuis presque 35 ans). Cette transhumance s’est toujours effectuée parallèlement avec les bergers du haut Bougmez (Aït Keum) ayant des accords d’échanges de pâturages avec les Aït Atta, qui eux aussi passaient l’hivers dans le Saghro où les plaines du Drâa, du Dadès, de Tinghir, de Ouarzazate. Les années de grandes sècheresses ils rejoignaient les plaines du Sous et parfois plus au Sud au long de l’Atlantique (à pied), aujourd’hui principalement en camion, pour rejoindre les lieux où les pluies abondantes offrent un pâturage généreux.

    Il y a 35 ans, environ une cinquantaine de familles Aït Atta transhumaient chaque printemps pour rejoindre le lac Izourar, les plateaux de Tamda, ils étaient si nombreux qu’aux bivouacs il était parfois impossible de trouver un espace pour chacun. En mai 2023, six familles (avec des troupeaux réduits) ont transhumé. Les bergers haut Bougmez ont également diminué dans des proportions assez similaires, comme ceux du M’goun qui remontent sur les hauts plateaux et crêtes de l’Atlas.
    Et pourtant quelques efforts ont été fait par des parlementaire pour débloquer quelques financements pour les nomades et les bergers, des sources ont été aménagées avec des réserves et des abreuvoirs, des pistes d’accès pour plus facilement se ravitailler les jours de souks utilisables par des « transits » et depuis peu les bergers chevauchent les motos chinoises. Tout cela est tellement insuffisant.

    Le métier de berger, d’éleveur doit être structurellement reconnu et surtout accompagné et modernisé.
    Une des principales raisons de l’abandon de cette vie sont aussi les femmes et les enfants qui à l’heure d’aujourd’hui ont le droit de vivre plus décemment que leurs grand-mères qui accouchaient en gardant leurs bêtes, dont les enfants étaient les petits bergers jusqu’à l’âge adulte, se mariaient et continuaient de travailler pour leur père jusqu’à son départ.
    La modernisation et une vie clémente nécessitent une refonte totale de l’organisation de la vie des bergers et des éleveurs familiaux.

    Une des pistes me semble la MUTUALISATION du travail, entre quelques propriétaires, 5 ou 6 ayant des petits troupeaux (encadrés par une assistance de l’état et ONG). La gestion du gardiennage doit se faire par alternance, avec justement des bergers formés pour mieux traiter leurs bêtes. Ce système existe dans les Pyrénées, certes les chiens de ces contrées sont le maillon central, ici cela doit être conçu différemment. L’apport d’un chien dressé ne fonctionnerait pas ici (Avis que m’a donné un expert et berger Pyrénéen).
    La valeur et la qualité de la viande, et de sa laine sont tellement supérieur. Une reconnaissance avec un LABEL garantissant l’origine de la bête « Montagne – désert » ferait la différence. Il est bien connu qu’il vaut mieux manger 2 x moins d’un produit de qualité, garanti bio et naturel, tellement meilleur pour la santé.
    Combien de centaines de milliers de bêtes ont été importées de l’étranger pour le dernier Aïd et à quel prix ? Et les Marocains apprécient régulièrement la viande de qualité.

    Oui il est nécessaire d’agir très vite car les troupeaux ont tellement diminué que l’impact est énorme. On peut faire un parallèle avec le métier d’agriculteur des zones oasiennes ou de montagne ?
    Combien de filière de formation agricoles spécifiques sont proposées pour les jeunes garçons et filles du désert aux zones de montagnes ? Pour une activité modernisée, où la qualité met en avant une valorisation du métier avec une plus-value réelle et des revenus décents.
    Les territoires de l’Atlas, de l’Anti-Atlas et des zones arides et désertiques sont immenses.
    Des métiers complémentaires tels apiculteurs, transformation de produits, séchage de la viande, fabrication de fromages, artisans, guides, muletiers, permettraient de rendre ce métier plus attirant. Et pas besoin de Bac + 5.

    Un article pourrait être écrit sur le métier de muletier qui a complètement disparu de Bougmez et d’une partie de l’Atlas et de l’Anti-Atlas.

    Ces métiers croisés avec ceux de bergers ont permis il y a 20 ans une meilleure vie et un développement des vallées dont particulièrement Bougmez.

    Les tarifs ont été tirés vers le bas, ce n’est pas que la modernité. Le manque de reconnaissance, l’accompagnement et la valorisation inexistants, le prix non payé à sa juste valeur ont contribué à l’arrêt de l’activité.

  2. Merci pour ce magnifique article très éclairant et qui rappelle la dimension universelle de la figure du berger… Merci également au lecteur précédent pour son commentaire qui offre l’occasion d’une réflexion sur une nécessaire conciliation entre tradition et modernité…

  3. Une nouvelle fois, merci pour cet article qui nous amène à découvrir une facette effectivement peu visible de l’identité marocaine.
    Cela permet d’offrir une alternative à ce que le voyageur imagine trouver en venant au Maroc, cette image “folklorisée” et très réductive de l’identité culturelle marocaine, en lui proposant d’approcher l’authenticité de ces “perles culturelles”.

    La mise en valeur de ces niches culturelles peut donner du sens à un nouveau tourisme, celui qui fait évoluer le regard que l’on porte les uns sur les autres, qui ouvre à d’autres réalités de la vie, qui donne l’opportunité de renouer avec les racines qui sont au coeur de notre humanité, qui interroge sur la place de chacun dans le monde chaotique d’aujourd’hui.
    Merci à tous ceux, femmes et hommes de divers horizons, qui unissent leurs forces pour agir dans ce sens.

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