Affiche du documentaire Tinghir Jérusalem

De Tinghir à Jérusalem, le tissage de l’universalité du Maroc

La communauté amazighe du Maroc est réputée pour avoir généré de talentueuses expertes dans l’art de tisser le tapis, fruit d’un savoir-faire ancestral et vecteur de l’identité multicolore de ce peuple comme de l’ensemble du pays.

Les femmes berbères, puisque cet art est le leur, ont su mobiliser toute la dextérité de leur geste, la patience de leur engagement et la candeur de leur intention pour alors parvenir à l’excellence de leur ouvrage. Une fois terminé, le tapis n’appartient plus à son artisane. Il est, face au monde, un reflet du visage du Maroc.

Mais il est un autre domaine où toutes ces qualités d’artiste sont à l’œuvre et c’est encore en plein cœur du terreau berbère, au sud-est du Maroc, qu’un autre tissage a ainsi pu s’entamer pour porter au grand jour un autre des reflets du visage du Maroc. Ses fils ne sont pas de laine. Ils sont de chair et d’esprit. Ils ont la couleur de la joie comme de la douleur. La trame qui les accueille et les mélange entre eux est le temps long. Ensemble, leur maillage raconte l’histoire de notre humanité sur Terre.

Kamal Hachkar, l’enfant de Tinghir, est l’un de ces tisserands d’histoire. En 2010 il est de retour sur sa terre natale, celle de tous ses ancêtres, avec en main un premier bout de fil, les souvenirs de son grand-père sur une époque où les communautés juives vivaient encore au Maroc, ici à Tinghir comme dans de nombreux autres territoires.

Parti en France avec ses parents dès son plus jeune âge, Kamal n’avait aucune idée de ce qu’il allait découvrir en tirant plus en avant le fil du passé que son aïeul soudainement dévoilait à son regard. Il avait envie d’en savoir plus. Certes, Kamal avait suivi en France une formation d’enseignant d’histoire mais il ne soupçonnait pas l’intensité que son initiative allait provoquer.

Kama Hachkar et son grand-père Baha dans l’ancien quartier juif de Tinghir

Le réveil de l’écho d’un passé qu’on avait oublié

Si Kamal Hachkar entame son travail de recueil mémoriel dans une posture de curiosité filiale, il le poursuit en Israël dans l’attitude du chercheur qui relie les fils entre eux, à la recherche de Moshé, l’ancien ami et complice de son grand-père, qui un jour a quitté à jamais sa terre natale de Tinghir pour rejoindre Israël ; comme d’autres iront au Canada, aux Etats Unis, en Europe … Kamal donne la parole aux enfants de celles et ceux qui vivaient à Tinghir ou ailleurs au Maroc, cette terre éloignée de leurs ancêtres, et terre de leurs racines qu’ils connaissent à peine.

Avec sa caméra et son micro, il réveille les souvenirs de chacun et leur redonne à la fois résonnance et écho. L’écho d’un passé qu’on avait oublié, mis de côté dans un coin reculé de sa mémoire, le croyant à jamais éteint, et la résonnance d’une réalité, intemporelle, d’une fraternité vraie qui a été vécue, et qui demeure.

Un soir de dimanche, quatre millions de marocains face à leur histoire

Au terme de sa démarche, le documentaire prend le nom de « Tinghir – Jérusalem, les échos du Mellah » et se retrouve projeté dans de nombreux festivals en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Jamaïque ou en Israël. Sa première projection au Maroc se fera en avril 2012 sur la chaine de télévision 2M, un dimanche soir en début de soirée. Cette diffusion du documentaire rencontrera alors un immense succès auprès de la population marocaine – l’audience aura ainsi atteint près de quatre millions de personnes.

Lors de la première projection à Tinghir, la foule sera au rendez-vous. Fort de ces premier pas réussis, le documentaire est diffusé dans de très nombreux endroits et Kamal en accompagne souvent la projection, au Maroc comme à l’étranger, dans des grandes villes, des universités ou des petits villages, pour être en situation d’entendre les réactions du public et de répondre aux questionnements qu’un tel sujet ne manque pas de soulever.

L’accueil est toujours autant enthousiaste. Pour les plus âgés, le documentaire leur rappelle une période qu’il chérisse dans le secret de leur cœur, une époque où la présence des juifs au Maroc était une réalité aussi naturelle que les saisons de la nature qui depuis toujours rythment leur vie. Pour les jeunes marocains, ils observent avec enchantement que des femmes israéliennes parlent leur langue, entonnent les chansons traditionnelles qu’ils entendaient enfants lors des moments festifs de leurs communautés, jouant du même instrument de musique. Ils découvrent qu’au-delà des distances, et bien sûr au-delà des conflits politiques, juifs et musulmans autrefois vivaient ensemble au Maroc dans une évidente harmonie.

Depuis Israël, les souvenirs de la famille Aït Zeitoune alors près de Tinghir

Les photographies jaunies par le temps sortent enfin de leur cachette

A la fin de chaque projection du documentaire, les réactions du public se multiplient et sont finalement toujours les mêmes. Kamal comprend que cette mise à l’honneur des juifs et des amazighs en prime time à la télévision marocaine a eu l’effet d’un vent frais qui a libéré la parole. Dans nombre de familles soudainement des anciens se mettent à dévoiler à leurs petits-enfants, pour la première fois, leurs liens avec la communauté juive, et parfois même des liens de sang. Des vielles photographies jaunies par le temps soudain sortent de leur cachette et retrouvent une légende sous les yeux ébahis des jeunes générations. Beaucoup de marocains se reconnaissent dans la démarche de Kamal et son urgence à enfin entendre la mémoire de l’aïeul, à recueillir sa parole, à sauvegarder son témoignage.

Kamal comprend que son documentaire brise les tabous autour de cette présence juive dans les profondeurs rurales du Maroc, autour de cette coexistence harmonieuse et joyeuse entre juifs et musulmans, autour de cette réalité oubliée qu’il y eut une époque au Maroc où l’on pouvait être à la fois marocain et de confession juive.

Ce brisement du tabou est possible car il se fait sans heurt aucun, mais dans la douceur des émotions partagées parmi tous les témoignages, dans la tessiture des récits de vie qui forcent le respect.

Aicha et Hannah en Israël lors du tournage

L’histoire des juifs de Tinghir parlent à tout le monde

Lorsqu’on demande à Kamal quel est l’enseignement principal de son documentaire, et après avoir écouté les innombrables réactions de tous ces différents publics, il constate que l’histoire des juifs marocains de Tinghir parle à tout le monde. Leurs vies témoignent de l’expérience de la rupture, du départ contraint d’un lieu qu’on aime, de l’exil vers un lieu que l’on ne connait pas.

Il n’y a finalement rien de plus facile à partager que ces témoignages là car l’expérience de l’exode, le traumatisme qu’il provoque, fait partie intégrante de l’aventure de notre humanité.

L’instant d’une projection, Tinghir est le cœur du monde.

Il fut un temps où la communauté humaine de Tinghir était forte de sa diversité et de la pluralité de ses traditions. En ce temps-là, l’harmonie faisait lien naturel entre les différenciations de chaque composante de l’ensemble. Il y eut un temps où cet alliage se décomposa. Sous la force de la grande histoire qui dépasse chacun ou bien en raison des fragilités inhérentes à toute construction humaine, le marocain de confession juive quitta Tinghir, le marocain de confession musulmane y resta, seul.

A lire : Le destin perdu des juifs au Sud Est du Maroc

Penser son identité au-delà des murs

En 2012, la projection du documentaire « Tinghir – Jérusalem, les échos du Mellah » sur la télévision marocaine provoqua une levée d’oppositions de la part de certains groupes politiques. Le Parlement marocain fut amené à débattre du sujet pour savoir qui avait autorisé une telle diffusion sur la chaine nationale. Pêle-mêle, il était fait reproche à Kamal Hachkar de ne pas parler de la cause palestinienne et de s’éloigner de trop du schéma collectif religieux ou pan arabique. En 2013, le Ministère de la communication du Maroc décida de ne pas participer au Festival national du Film de Tanger qui avait programmé le documentaire. Des manifestations eurent lieu, en opposition au documentaire comme en soutien. Les média marocains et étrangers multiplièrent les articles sur cette controverse.

Au bout du compte, le festival de Tanger remettra à Kamal Hachkar le Prix de la meilleure première œuvre. La contestation du documentaire s’éteindra de son faible souffle car établie sur un quiproquo : le documentaire n’est pas un objet politique. Il ne concerne en rien le conflit israélo-palestinien. Il ne propose aucun schéma idéologique. Il ne juge personne.

A tout le moins aurait-on pu dénoncer la portée philosophique du documentaire :

« Je me suis rendu compte que ma démarche brisait non seulement des tabous mais aussi des frontières mentales, ce qui permet de penser son identité au-delà des murs de sa tribu, de son clan, loin des schémas dogmatiques qui emprisonnent l’esprit. »

Kqmal Hachkar

Les jeunes marocains ne connaissent pas l’histoire réelle du Maroc

Kamal a vu juste. C’est bel et bien la dimension identitaire qui a dû susciter autant les réactions enthousiastes que les contestations. Et c’est là le deuxième enseignement que le documentaire met à jour : trop peu de marocains, et surtout les jeunes en particulier, ne connaissent vraiment l’amplitude et la profondeur de l’identité du Maroc.  

Très clairement, ils ne connaissent pas l’histoire réelle du Maroc.

« C’est très récemment qu’un manuel scolaire en arabe inclut une information relative à la présence juive au Maroc. Pendant des années on a dit aux marocains que l’histoire du Maroc commençait avec les Idrissides, les fondateurs de la ville de Fès. Comme si il n’y avait pas d’Amazighs, comme si on n’avait pas été païens, comme si on n’avait pas été chrétiens. Comme s’il n’y avait pas eu les Wisigoths, les Romains … Le Maroc est le fruit de toute cette histoire. Evidemment la dimension juive a été longtemps occultée et on a construit des générations d’amnésiques et on paye aujourd’hui au Maroc cette méconnaissance. Certes depuis 2011 (NDLR : date de la nouvelle constitution du Maroc), la reconnaissance de la part juive, comme amazighe, dans l’identité marocaine ont été reconnues mais il y a encore un long chemin à faire où il faut étudier la vraie histoire du Maroc, la culture multiséculaire, plurielle du Maroc. »

Kamal Achkar

Ce chemin, aussi long soit-il, est déjà entamé. Les réactions du public marocain face au documentaire illustrent une soif de connaissance vis-à-vis de l’histoire au niveau des personnes, dans le cadre des familles, en regard de leurs racines particulières, de leurs généalogies respectives. Lentement, l’appétit d’en savoir plus s’aiguise.

Un nouveau chapitre peut s’écrire entre les juifs et le Maroc

Tinghir a certes perdu ses communautés juives, des familles ont été séparées, des amitiés se sont brisées, des traditions ont été oubliées. L’amertume de la rupture demeure inaltérable mais aujourd’hui les souvenirs peuvent s’afficher sans gêne et sans tabou.

« On peut légitimement se demander ce que serait devenu le Maroc si la population juive était restée et avait continué à participer à la construction du pays comme ils l’ont fait durant des siècles. Le Maroc n’a pas réussi à retenir les juifs marocains. Quelque chose n’a pas été fait et beaucoup ont regretté leur départ, beaucoup l’ont vécu comme une grande perte. Mais si l’histoire ne peut pas se réécrire, ce serait une erreur de considérer que l’histoire est terminée. Un nouveau chapitre peut s’écrire entre les juifs et le Maroc. »

Kamal Achkar

Kamal Hachkar porte en lui la conviction que le Maroc doit retrouver le visage de son identité profonde ancrée dans le vaste temps de l’histoire. Il est vrai que déjà, et grâce à Feu le Roi Hassan II, de nombreux israéliens reviennent chaque année au Maroc. Beaucoup de marocains de confession juive en provenance de tous les pays de la planète se rendent au Maroc pour leurs vacances, en pèlerinage sur les lieux de leurs ancêtres.

Il est vrai aussi, et Kamal s’en fait l’écho dans son nouveau projet de documentaire “Dans tes yeux, je vois mon pays“, que beaucoup de jeunes israéliens d’origine marocaine veulent avoir une expérience de vie au Maroc et réciproquement, beaucoup de jeunes marocains, musulmans donc, ont le souhait de découvrir Israël.

Kamal Hachkar en tournage

Afficher fièrement les vertus de l’universalité du Maroc

Un nouveau chapitre est peut-être vraiment en train de s’écrire au Maroc, comme ailleurs. Les confrontations d’inspirations nationalistes semblent laisser place au constat qu’un destin commun pourrait  à nouveau s’affirmer entre des communautés autrefois en symbiose et en dépit des ruptures, des déchirures et des éloignements. La magie du lien pourrait à nouveau fonctionner. La richesse de la diversité pourrait une fois encore être source de bienfaits pour tous.

Le Maroc pourrait fièrement afficher face aux siens comme face au monde la pluralité de son identité et les vertus de son universalité.

Quelle belle aventure que d’essayer l’écriture de ce nouveau chapitre dans l’histoire du Maroc !

Cette aventure dessine l’avenir en regard de l’éclairage du passé pour l’illumination du présent.

Kamal Hachkar y croit, comme tant d’autres avec lui. Son travail de cinéaste rejoint son ancien métier d’enseignant. Il sait combien le savoir est la clé de toute richesse intérieure. Il sait combien ce sont les enfants et les jeunes qui sont les futurs dessinateurs de ce nouveau visage du Maroc.

L’enjeu est de les éveiller à ce défi, de rallumer en eux le désir de cette conquête, et surtout, de réveiller leur appétit pour le temps long, celui d’avant, si ample de tous ses héritages, et celui d’après, si vaste « de tous ces impossibles à rendre possibles ».

Tinghir-Jérusalem – Les échos du Mellah : film documentaire réalisé par Kamal Hachkar – Une co-production Les Films d’un Jour – 2M – Berbère TVVoir sur Youtube.

Dans tes yeux, je vois mon pays : le nouveau film documentaire de Kamal Hachkar Voir le trailer sur Vimeo.

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8 commentaires
  1. Très belle mise en valeur de ce film « Tinghir – Jérusalem » de Kamal Hachkar. Mise en valeur de cette époque oubliée où les communautés plurielles au Maroc étaient la richesse de cette contrée. Où ces communautés se respectaient.

    L’exemple extraordinaire de ces communautés qui partageaient le même village pour les communautés Berbères et juives, comme les communautés Arabe et juives des vallées du Ziz, du Drâa, de l’Atlas versant Sud et versant Nord.

    A l’intérieur d’une même fortification d’un village – ksar, avec une porte commune, deux quartiers différents, l’un avec sa mosquée, l’autre sa synagogue. Pour les villages de l’Atlas, n’ayant pas de fortification, les juifs étaient mêlés dans les différents villages. Ces différentes communautés s’apportaient une complémentarité exemplaire, qui permettait un rayonnement jusque loin au delà des frontières du Sahara au Sud avec le commerce transsaharien qui amenait également la connaissance, le savoir, une amélioration de la vie des habitants, par le brassage et l’ouverture des cultures venues du Sud et de l’Est.

    Question de volonté et de survie. La paix est possible, l’histoire et les communautés le montrent.

  2. Bonjour, Comme toujours votre article fait écho à une humanité qui fait chaud au cœur.Je suis française et j’ai vécu 8 ans parmi les berbères particulièrement les femmes. Courageuses, volontaires, des sages qui portent les valeurs marocaines.Merci pour vos articles.

  3. A Tanger il n’y a pas de quartier juifs pourtant il y avait des milliers qui y vivaient en harmonie totale avec les chrétiens et les musulmans dans le respect.

    Un ami de mon père était marié avec une juive se qui reflète l’ampleur du respect et de l’amour qui peut exister entre nous.

    La réalité des musulmans Palestiniens que les lois internationales comme l’ONU disent clairement territoire occupés et tout le reste a contribué lourdement à ternir l’image d’Israël chez les Marocains.

    J’espère que se conflit se termine et que la paix règne sur toute l’humanité.

    Salut.

  4. Merci infiniment Éric et toute l’équipe d’almaouja pour ces publications qui dépoussièrent une histoire aussi importante et riche dans le sud-est du Maroc.

  5. Le vivre ensemble a toujours existé au Maroc, je pense que c est reparti de plus belle grâce à là volonté du Roi M6. Merci pour tout.

  6. Merci pour ce rappel mémoriel. Il est temps de faire connaître l’histoire des berbères avec toutes ses composantes. Monsieur Nabil Ziani a fait un travail de titan en publiant son livre (les berbères dans la bible), nous félicitons le producteur pour ce documentaire. Un grand bravo !

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