Masqué, couvert de peaux, armé d’un bâton, Bilmawen surgit dans les ruelles des villages marocains après l’Aïd. Héritier d’antiques rituels agraires, ce personnage mi-homme mi-bête incarne une mémoire païenne du monde berbère, entre chaos et régénération.
L’esprit du carnaval, avec ses masques, ses transgressions et ses renversements d’ordre, traverse les cultures humaines depuis l’Antiquité. On en trouve une rémanence singulière dans plusieurs régions du Maroc, notamment au sein des communautés amazighes du Haut-Atlas occidental, du Souss et du Rif.
Chaque année, au lendemain de l’Aïd El Kébir, un étrange personnage parcourt les ruelles des villages : son corps est recouvert de peaux de mouton ou de chèvre, son visage dissimulé ou noirci, sa tête ornée de cornes, son pas lourd et menaçant. Il tient à la main un long bâton avec lequel il feint d’agresser les passants. Les enfants l’accompagnent, tambourinant, criant, collectant pièces et dons en échange de leur clémence : c’est Bilmawen, l’homme aux peaux.
L’étymologie du nom Bilmawen
Le nom Bilmawen vient du tamazight. Il dérive du mot ilmawen (pluriel de almu), qui signifie masque, ou peau recouvrante utilisée pour se dissimuler le visage ou le corps. Il renvoie autant à l’apparence que prend le personnage qu’à sa fonction symbolique : celle d’un être à la fois homme, bête et esprit.
Dans d’autres régions, on l’appelle Boujloud, mot arabe dialectal formé de bou (« celui qui a ») et jloud (« peaux »). D’autres variantes locales existent, comme Herma, Ayyur ou Bou Issafen, selon les territoires et les dialectes.
Un rite ancien de transformation
Bilmawen ne se contente pas de faire peur ou de divertir. Il incarne une tradition profondément enracinée dans les sociétés rurales nord-africaines : une survivance probable de rites préislamiques agraires, associés aux cycles de la nature, aux divinités de la végétation, à la mort symbolique de l’hiver et à la renaissance du printemps.
Certains anthropologues ont comparé ce rituel aux Lupercales romaines, où des hommes vêtus de peaux de boucs fouettaient la foule pour favoriser la fertilité. Ce parallèle reste hypothétique, mais témoigne de la dimension universelle du rite de transgression régénératrice.
Chez les Amazighs, cette tradition marque aussi une forme de passage : l’homme masqué est une figure liminale, entre le monde visible et invisible, entre l’humain et l’animal, entre l’ordre social et le désordre sacré.


Dans plusieurs villages du Souss ou du Moyen Atlas, les apparitions de Bilmawen s’accompagnent de danses, chants, dialogues burlesques, voire de satires sociales. Il devient un vecteur de critique douce, une forme de théâtre populaire où l’on peut — temporairement — ridiculiser les puissants, caricaturer les notables ou tourner en dérision les règles sociales.
Ce moment de liberté ritualisée est suivi d’un retour à l’ordre : Bilmawen disparaît, la peau est remisée, et le quotidien reprend ses droits.
Une mémoire toponymique
La ville de Fès conserve le souvenir de cette figure dans le nom de l’une de ses portes les plus connues : Bab Boujloud. Si l’étymologie exacte reste débattue, il est probable qu’elle fasse référence à ce personnage populaire, ou du moins à la symbolique qu’il véhicule. D’autres lieux au Maroc portent des noms similaires, marquant ainsi la trace mémorielle de rites aujourd’hui menacés d’oubli.
Juifs et musulmans, une mémoire partagée ?
Certains témoignages rapportent que des communautés juives du Sud marocain célébraient, à l’occasion de Chavouoth, un personnage similaire à Boujloud, signe possible d’un syncrétisme festif localisé entre traditions amazighes et rites religieux. Si ces faits restent peu documentés dans les sources académiques, ils témoignent d’une cohabitation ancienne des imaginaires.
Avec l’urbanisation, la normalisation religieuse et l’effacement des fêtes villageoises, Bilmawen disparaît peu à peu. Pourtant, dans certains villages du Haut-Atlas, du Souss ou du Rif, des associations culturelles ou des collectifs d’habitants font le choix de raviver cette tradition, la filmer, la documenter, la transmettre aux jeunes générations.
Car sous ses peaux et son masque, Bilmawen porte plus qu’un simple déguisement : il est le souffle d’une mémoire païenne, un esprit carnavalesque propre au monde berbère, une voix masquée de la terre et du temps.