De Telouet à Marrakech, du faste au désenchantement, l’histoire de Thami El-Glaoui raconte autant l’ascension d’un seigneur que la lente agonie d’un monde. Entre fidélité au Sultan et alliance avec la France, entre gloire et remords, se joue le destin d’un homme et celui d’un pays à l’aube de son indépendance.
Au milieu du XXᵉ siècle, le nom des Glaoua résonne comme celui d’une dynastie. De Telouet, forteresse de pierre dressée sur les hauteurs de l’Atlas, jusqu’à Marrakech, Thami El-Glaoui et ses fils tiennent les rênes d’un pouvoir redouté. Leurs alliances s’étendent dans tout le Sud marocain, cimentées par la richesse, la ruse et la main de fer du Pacha. Mais derrière la façade d’unité, les fissures s’élargissent. Les fils de Thami s’opposent dans le silence des palais.
Brahim, l’aîné, demeure le plus fidèle, le plus dévoué à la ligne paternelle. Son attachement lui coûtera cher : après l’indépendance de 1956, il sera condamné à quinze ans d’exil.
À l’inverse, Abdessadek et Madani se rapprochent du parti de l’Istiqlal, ennemi juré du Pacha Thami El-Glaoui. Ce dernier n’hésitera pas à emprisonner son propre fils Madani, coupable d’avoir adhéré à la cause nationaliste.
D’autres, comme Ahmed ou Mohammed, préfèrent la prudence et se tiennent à distance des luttes politiques. Quant à Mehdi et Abdellah, ils ne s’y intéressent guère.
Seul Hassan, le benjamin, suit une autre voie : passionné de peinture, il cache ses toiles à Marrakech, craignant le courroux d’un père qui le voulait homme d’action. C’est Winston Churchill, émerveillé par son talent, qui convaincra Thami de le laisser poursuivre cette vocation artistique. Plus tard, l’acteur américain Edward G. Robinson et son épouse viendront à leur tour encourager le jeune homme à exposer à Paris puis à New-York, en 1950 et 1951.
Ainsi, la famille Glaoua incarne à elle seule la fracture du Maroc colonial : entre fidélité et émancipation, entre héritage féodal et souffle moderne.
Le serviteur du Sultan et l’ombre du protectorat
Thami El-Glaoui, fidèle aux traditions de ses ancêtres, se veut d’abord l’homme du Sultan. Dans une lettre adressée à Mohammed V en 1933, il écrit avec dévotion :
« Mes ancêtres, dont on n’a pas le souvenir qu’un seul ait rompu la loyale obédience à l’égard de vos aïeux saints et sacrés depuis le règne du grand Sultan Moulay Ismaël… Les descendants du Mezouar n’ont jamais cessé, de génération en génération, d’être les dociles auxiliaires de l’autorité impériale. »
Jacques Le Prévost, “El-Glaoui”
Cette fidélité semble d’abord sans faille. En 1930, lorsque la Commission allemande arrive à Marrakech, le Sultan refuse de la recevoir ; en 1942, Thami fera de même avec les émissaires du Reich.
Mais dans l’ombre, le Maroc change. En 1934 naît le Comité d’action marocaine, futur parti de l’Istiqlal, qui réclame l’indépendance. Le vieux monde féodal, fondé sur le pouvoir des caïds, commence à vaciller.
Thami partage alors la scène avec un autre grand seigneur, Miloud Ben El-Hachemi El-Ayadi, caïd des R’hamnas. Tous deux incarnent les derniers bastions d’un ordre ancien. Le Résident général Charles Noguès tente de les unir contre la montée du nationalisme, mais la méfiance l’emporte.
L’engrenage de la discorde
La santé du Pacha se dégrade dès 1941. Les Français, qui l’ont longtemps soutenu, doutent désormais de ses capacités. En 1947, le général Alphonse Juin succède à Eirik Labonne comme Résident général : sa mission est claire — forcer le Sultan à abdiquer, ou l’y pousser par la ruse.
Pour cela, un plan machiavélique se met en place : dresser Thami contre le Sultan, semer la méfiance entre eux.
Au palais, des émissaires glissent au Roi que le Pacha complote avec les Français. À Telouet, d’autres insinuent que Mohammed V protège les nationalistes de l’Istiqlal et veut dépouiller Thami de ses privilèges. Le piège fonctionne.
Le 21 décembre 1950, à l’occasion de la fête d’Al-Mawlid Al-Nabawi, ou « la naissance du prophète », Thami se rend au palais. Devant le Sultan, il s’incline comme le veut la tradition, puis se redresse et, d’une voix dure, lui reproche sa proximité avec l’Istiqlal. L’échange est bref, tendu, presque sacrilège.
Peu après, Mohammed El-Mokri, grand vizir, lui téléphone :
« Excellence, sa Majesté désire que je vous dise qu’il refuse de vous recevoir à nouveau, ou d’avoir d’autres relations avec vous de quelque nature que ce soit. Vous devez retourner au sud immédiatement, et vous ne devez jamais mettre les pieds dans aucun des palais de Sa Majesté. »
La rupture est consommée. Ce jour-là, le lien séculaire entre le Sultan et les Glaoua se brise. Les conseillers français s’en frottent les mains : la confrontation ouverte est désormais inévitable.
Le faux combat du seigneur
En 1951, le général Juin ordonne à Thami d’agir. La mise en scène est soigneusement orchestrée : le Pacha doit mobiliser des milliers de cavaliers berbères pour « défendre le trône » — en réalité, pour intimider le Sultan.
En février, dans un spectacle d’allure hollywoodienne, les tribus du Haut Atlas déferlent vers Fès et Rabat. Le Maroc retient son souffle.
Thami, persuadé d’agir au nom de l’ordre, devient l’instrument du désordre.
Le 20 mars 1953, il réunit les grands caïds du Sud — ces seigneurs dont le pouvoir dépend du protectorat. Ensemble, ils signent une pétition demandant la déposition de Mohammed V.
Quelques mois plus tard, le 20 août 1953, le général Augustin Guillaume fait déposer le Sultan. Mohammed V est déporté du Maroc vers la Corse avant d’être à nouveau transféré avec sa famille, le 2 janvier 1954 à Madagascar. La Résidence française joue la carte de la division, agitant la menace d’es-Siba, l’anarchie. Dans la presse de Paris, on parle d’une « crise intérieure » au Maroc.
Mais l’opinion publique se retourne : partout, la colère monte. Le peuple s’indigne, le mythe du Sultan exilé devient le ferment d’une unité nouvelle.
La désillusion et le repentir
Informé de tout, Thami El-Glaoui comprend qu’il a été dupé. « La France s’est servie de moi », confiera-t-il, amer. L’écrivain Gavin Maxwell rapporte ses paroles désabusées :
« Je ne ferai plus jamais confiance à un Français, ni ne lui parlerai si je peux l’éviter. »
Gavin Maxwell
Atteint d’un cancer, isolé, il s’enfonce dans la lassitude. La gloire s’est effondrée ; il ne reste qu’un homme vieilli, hanté par la trahison et la mort.
Le 25 octobre 1955, alors que le retour du Sultan est imminent, Thami rédige une déclaration publique :
« Je fais mien le vœu de la nation marocaine : la prompte restauration de S.M. Sidi Mohammed ben Youssef. […] Mon aspiration se confond avec celle de la nation : l’indépendance du pays dans un cercle d’interdépendance avec la France. »
Thami EL Glaoui
Après deux ans d’exil, le 31 octobre 1955, le Sultan Mohamed V regagna la France, première étape du retour au pays.
Thami demande alors audience. À Saint-Germain-en-Laye, au pavillon Henri IV, il s’incline et dit :
« Je suis un esclave aux pieds de Sa Majesté, je lui demande pardon pour tout le mal que j’ai fait. On m’a trompé. Que la malédiction du ciel soit sur ceux qui m’ont trompé ! J’espère avoir le temps de vivre encore pour me racheter, et je prie Sa Majesté de me considérer comme un de ses humbles serviteurs.»
Le Sultan lui répond calmement :
« Ne me parle plus du passé. Le passé est oublié. Ce qui compte, c’est l’avenir, Nous sommes tous des fils du Maroc. Toi aussi, tu es un fils du Maroc, et c’est sur ce que tu feras dans l’avenir que tu seras jugé. »
Ces mots suffisent à clore l’histoire d’une rivalité devenue légende.
Crépuscule à Marrakech
Le 16 novembre 1955, le sultan retourna au Maroc avec son jeune fils, le prince Moulay El Hassan et est accueilli triomphalement à Rabat.
Le retour d’exil du Sultan Mohammed V
Depuis son lit, affaibli par la maladie, Thami envoie son fils Brahim mobiliser les tribus pour accueillir le souverain. Les mêmes cavaliers berbères qui, quatre ans plus tôt, avaient marché contre le trône, descendent cette fois vers Rabat pour l’honorer.
Le cycle s’achève. Marrakech s’apprête à pleurer celui qui l’a gouvernée pendant quarante-trois ans. André Hardy, contrôleur civil, se souvient :
« Accompagné de ma femme, je m’étais rendu une dernière fois à son chevet, peu de jours avant sa mort, qu’il attendait avec sérénité. Ce n’est pas sans émotion que j’avais tenu, une dernière fois sa longue main brune et décharnée, regardé en face le long visage ridé de cet ami loyal, qu’illuminaient les yeux intelligents et doux. »
André Hardy, Contrôleur Civil au Maroc de 1931 à 1956
Le 30 janvier 1956, à onze heures trente, Thami El-Mezouari El-Glaoui s’éteint dans son palais. Il avait soixante-dix-huit ans.
Enterrement de Thami El Glaoui
Thami quitta son palais somptueux pour toujours, non en grand Seigneur impétueux mais en dépouille inerte. Son corps enveloppé dans un linceul, de moire noir, sans cercueil, placé sur une civière en bois grossier et porté à bras sur un brancard fut enterré à la Zaouïa de Sidi Mohammed Ben Slimane Al-Jazouli à Marrakech.
Le Résident général André-Louis Dubois prononce alors ces mots :
« Il fallait pour que le portait soit complet que cet homme vive la tragédie de ces dernières années. Trompé par de mauvais conseils, il l’a dit lui-même, il s’oppose à son souverain. Mais le jour où il comprend que s’opposer à son roi c’est s’opposer à tout le peuple marocain, alors il accomplit le geste que seuls les plus grands peuvent accomplir. Il reconnaît son erreur publiquement et, par là-même, devient un des artisans du retour de Sa Majesté et de la réconciliation de la nation. »
Résident Général André-Louis Dubois
Fin d’un monde
Avec la disparition de Hadj Thami El-Mezouari El-Glaoui, c’est toute une époque qui s’évanouit. Celle de l’ascension et du déclin de la tribu Glaoua. Marquant ainsi la fin du caidalisme au Maroc. Une longue période d’agitation, s’éloigne doucement, s’apaise et devint poussières et vent.
Raconter cette époque, c’est comme écouter un conteur dans la nuit du Haut-Atlas, sa voix se mêlant au vent qui passe sur les terrasses des kasbahs. Une voix qui dit la gloire et la chute, la fidélité et la trahison, le sable et le silence — tout ce que le Maroc, dans sa mémoire profonde, n’oubliera jamais.
Telouet, jadis capitale de pierre et de prestige, est devenu un monument en ruine — métaphore d’un temps à jamais révolu.