Le soufisme, voie d’élévation de l’être et du Maroc

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Le soufisme est considéré comme le versant mystique de l’Islam, porteur des mystères cachés de la révélation divine. Dans son essence, il se définit comme un cheminement spirituel et se traduit dans l’existence des individus par une démarche rigoureuse d’éducation de soi qui vise à se purifier de ses vices et donc à s’adoucir par les vertus. Le but final du mystique soufi est de s’élever aux hauteurs célestes, c’est-à-dire d’atteindre une conscience la plus élevée possible qui lui permette justement d’accéder à la connaissance voilée de la réalité, celle qu’on appelle ésotérique, exprimée en arabe par le terme batin,en complément du côté apparent, exotérique, de cette même réalité, appelé zahir.

Le soufi s’exerce à un effort intérieur de transformation de lui-même, imbu d’une passion ardente qui le porte à sa condition suprême dans un voyage spirituel de transcendance vers l’effacement du visible jusqu’à l’éblouissement, c’est-à-dire jusqu’au centre divin de son Etre d’où s’appréhende la Vérité, l’Eternel, le Sublime et le Beau. Et en ce cheminement d’élévation intérieure, l’aspirant soufi considère l’Amour comme la plus élevée des étapes.

Dès le 9ème siècle, le soufisme s’est répandu au Maroc au travers l’influence spirituelle de diverses personnalités reconnues comme savantes, sages ou saintes et qui organisèrent autour d’elles le regroupement de leurs fidèles en confréries implantées dans tous les territoires du Maroc sous la forme de Zaouïa, véritable lieu relais de l’enseignement religieux et de l’autorité du maitre soufi, de ses disciples et plus tard de ses successeurs. Le soufisme, via ces confréries et leurs Zaouïas, imprégna l’ensemble de la population marocaine de ses valeurs spirituelles et philosophiques, celles qui prônent l’élévation de l’individu, la paix, la tolérance et le vivre-ensemble. Mais avant toute chose, la Zaouïa devient un point focal d’autorité religieuse et donc de structuration de la société locale notamment grâce aux actions sociales entreprises envers les plus démunis et grâce au pouvoir économique conféré par l’accumulation progressive de richesses issue du versement d’offrandes par les fidèles, et notamment avec l’instauration du rite de la ziara.

La ziara est une visite pieuse périodique — souvent annuelle — que les fidèle rendent a un lieu saint et à son marabout. C’est une journée de recueillement et de prières, mais surtout de renouvellement du pacte de confiance et d’allégeance avec le guide spirituel, et en cette occasion un don lui est fait.

Ainsi le soufisme devient au fil de son expansion à la fois une composante essentielle de l’identité religieuse des marocains et dans le même temps une charpente pour la croissance et l’épanouissement du pays.

La naissance du soufisme

Le soufisme naquit à partir du 8ème siècle en orient et plus précisément en Iraq et en Iran. A l’origine, cette pratique relevait d’un choix individuel pour l’ascétisme, la contemplation et la prière. Alors que les sociétés musulmanes prenaient leur essor vers la prospérité, les premiers mystiques soufis firent le choix inverse de s’éloigner des centres urbains pour mener une vie recluse dans les vallées et les déserts, loin des plaisirs terrestres et dans l’abstinence de l’opulence et du luxe, dans la pauvreté et l’austérité.

A partir du 11ème, le soufisme sort de sa version ascétique en tant qu’expérience individuelle pour devenir un chemin d’enseignement spirituel, c’est-à-dire un voie d’initiation spirituelle, dénommée en arabe Tariqa, et organisée autour de l’exemple d’un maitre alors appelé cheikh qui transmet son influence spirituelle à des aspirants disciples appelés mourid.

Mausolée dans la palmeraie de Skoura

Comme l’atteste un proverbe islamique Il y a plusieurs voies initiatiques : « les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des hommes ». Il y a donc de fait plusieurs confréries qui marqueront l’histoire de l’Islam comme celles bien connues des Derviches qui s’épanouissent en Turquie ottomane et tant d’autres encore qui s’implantèrent dans de nombreux pays, comme la confrérie Taybiya qui devint à partir du 17ème siècle la plus puissante des confréries soufi du Maroc, la confrérie des Derkaoua fondée au 12ème siècle ou encore celle des Chadelya à laquelle est reliée la célèbre Zaouïa Naciria de la vallée du Drâa.

L’origine de l’appellation soufi, en arabe tasawwouf, reste méconnue et plusieurs hypothèses se confrontent. Certains estiment que le terme renvoie au mot arabe souf qui signifie laine en référence à la robe de laine blanche que portaient jadis les disciples de cette voie spirituelle, eux-mêmes se faisant appelés en ces temps anciens faqir, qui signifie pauvre, pour ensuite prendre la dénomination de soufi. Pour ces faqirs, la pauvreté était la robe de l’homme pieux, le manteau de l’expression de leur piété.

Une autre thèse relie les origines du mot tasawwouf à l’historicité même de l’Islam,* à l’époque du Prophète dont les enseignements ont attiré un groupe d’érudits que l’on désignait alors par le mot suffiyya, ce qui signifie les gens du banc. Ces disciples avaient en effet pris l’habitude de s’asseoir à l’entrée de la mosquée du Prophète à Médine. Ainsi dans l’attente, ils engageaient des discussions sur la recherche du développement vers l’Etre et se consacraient à la méditation.

Une troisième thèse, peu supportée toutefois, constate la parenté du mot soufisme avec le mot grec Sophia qui signifie sagesse ou savoir.

L’Amour comme voie d’accès à la réalisation du divin en soi

Le musulman mystique adopte la voie de l’Amour de Dieu pour accéder à la connaissance de Dieu. Pour lui, cette élévation vers le divin est possible ici-bas, dans l’existence même. Et c’est pourquoi il fait le choix de se vouer entièrement à cette expérience qui doit le mener jusqu’à la Vérité.

Pour atteindre cette Vérité, au cœur des hauteurs de la conscience, le néophyte soufi emprunte une voie initiatique, laTariqa, qui l’amène à découvrir en lui les prémisses d’un état extatique. C’est là le début du cheminement de l’émancipation de ses propres limites et le germe d’une perception claire des  forces potentielles enfouies dans son être.  Les écrits soufis témoignent alors que l’âme de l’amant mystique, abandonnant derrière elle l’éphémère, s’élève vers le Sublime, et lui laisse voir l’Impénétrable.

« Si tu parviens à te connaître totalement, si tu peux affronter honnêtement et durement à la fois tes côtés sombres et tes côtés lumineux, tu arriveras à une forme suprême de conscience. Quand une personne se connaît, elle connaît Dieu. »

Le livre de Chams de Tabriz de Djalâl Ad-Dîn Rûmî, poète mystique persan (1207-1273)

Le moyen privilégié du soufi pour cheminer vers ce point de conscience est le rite du Dhikr, cette pratique de récitation répétitive, litanique, des noms divins ou de formules tirées du Coran qui le place dans un état de contemplation de Dieu, au travers le maintien d’une pensée constante et méditative sur Dieu. Ainsi l’esprit du postulant, submergé dans l’océan de la contemplation, est absorbé par l’Esprit Divin. C’est l’accession à un état d’abstraction, appelé en arabe Istighraq, d’où s’accorde enfin la vue de la beauté de l’existence de l’Un et se ressent la douce ivresse spirituelle, appelé en arabe Sekar.

« Voilà ce qui est exigé d’un Fidèle d’amour que Dieu mène en ce monde par les degrés de l’amour humain à l’ascension de l’amour divin ; parce que dans le jardin de l’amour, il ne s’agit que d’un seul et même amour, et parce que c’est dans le livre de l’amour humain qu’il faut apprendre à lire la règle de l’amour divin »

Chant de Rûzbehân Baqlî Shîrâzî (1128-1209), figure mystique soufi, poète et philosophe perse.

L’initié soufi a la certitude que la lumière de la sublimité divine s’incarne en son âme via son cœur, ce qui explique pourquoi l’Amour (‘Ishq) et la Tendresse (Mahabba) envers Dieu est pour lui la voie privilégiée. Il a foi dans l’équation mystique qui structure le soufisme : une fois parvenu aux états supérieurs, les attributs de l’humain, créature évanescente, disparaissent et laisse subsister ceux du créateur, le permanent. De fait l’initié soufi devient un sage divin, un connaisseur de Dieu, un illuminé.

« Si c’est l’Esprit qui remporte la victoire sur l’âme (nafs), le cœur se transformera en lui, et en même temps, transmuera l’âme par la lumière spirituelle qui se répandra en elle. Le cœur se révèle alors tel qu’il est en réalité, à savoir comme le tabernacle du mystère (sirr) divin dans l’homme. »

René Guénon, intellectuel français (1886-1951)

A lire : La zaouïa Naciria de Tamegroute, radiographie d’une naissance

Du mystique au temporel, l’incontournable évolution du soufisme

Après les premiers stades de l’expérience ascétique, et une fois acquise la maturation d’un corpus théorique et ritualiste, le soufisme connut une période de rayonnement philosophique avec les travaux de personnalités comme Mohyed-Din Ibn Arabi (1165- 1240), grand soufi et philosophe andalou surnommé « le plus grand maître ». Mais l’expansion du soufisme fut surtout liée à l’islamisation progressive des peuples conquis par les armées arabes, notamment au Maghreb où l’édification des premières mosquées visait à pousser les tribus amazighes à adhérer aux valeurs de la nouvelle religion.

Ici au Maroc comme dans ses terres d’origine, le soufisme commença son implantation au travers la dissémination d’expériences ascétiques portées par des personnalités isolées. Malgré leur retrait du reste du monde, ces adorateurs de Dieu, ces marabouts, facilitèrent la propagation de l’islam et de la langue arabe dans le milieu rural au sein des tribus, véhiculant les valeurs de tolérance et de perfectionnement de soi.

Peu à peu, des personnalités plus fortes installèrent leur autorité autour de leur rayonnement spirituel et donc de leur qualité de cheikhs. Porteurs de leur légitimité religieuse, leur influence allait naturellement s’élargir à la sphère politique, sociale et économique du territoire où ils s’étaient implantés. Au fil des siècles, et parce que les tribus amazighs comprirent rapidement l’intérêt de se voir liées à ces personnalités phares, le culte des marabouts devint l’usage. Ces pieux soufis, vivants comme morts, devinrent objet d’adoration par la foule des fidèles.

Zaouia Naciria de Tamgroute dans la vallée du Drâa

Au fil de son histoire, le Maroc est ainsi parsemé de zaouïa, ces lieux d’enseignement reliés à diverses confréries soufies comme la  Zaouïa Tijania, la Zaouïa d’Illigh, la Zaouïa de Dila ou encore la Zaouïa Naciria à Tamegroute dans la vallée de Drâa.

Littéralement, le mot zaouia signifie angle. Ce mot vient également du verbe arabe inzaoua qui veut dire se retirer. Dans son essence, c’est le lieu où le sage accueille ses disciples et qui sert également d’abri pour nourrir et héberger les plus démunis. Qualifiés d’amis de Dieu, en arabe Ouali u Ellah, ces sages sont habituellement appelés Sidi ou Moulay qui signifie mon Maître. La réputation et le prestige religieux de certains d’entre eux se limitait à une localité, alors que d’autres étendent leur renommée spirituelle et leur influence religieuse à l’ensemble du Maroc voire à une grande partie de l’Afrique au point de devenir des interlocuteurs et partenaires incontournables pour les autorités centrales dont en premier lieu les Sultans.

« Nul de nous n’aura l’empire, mais nul ne l’aura sans nous »

Moulei-Tayeb fils et successeur du fondateur de la confrérie des Taybiya

De fait la zaouïa devint le véritable lieu moteur de la société locale où s’exerçait une autorité religieuse, sociale et bien évidemment politique. Ce maillage du Maroc par ces myriades de zaouïa influença grandement l’organisation même de la société marocaine. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’administration locale se repose sur les fonctions de Khalifa et de Muqaddam en tant que relais entre la puissance publique et la population. Or ces deux fonctions administratives sont issues du fonctionnement ancestral des zaouïas : le Khalifa était en effet l’adjoint direct du maître soufi, du cheikh, investi d’une partie de ses pouvoirs en cas d’absence et le Muqaddam était l’exécuteur des directives du maître soufi auprès de la communauté de ses fidèles, le véritable diffuseur de la doctrine de sa Tariqa, de sa confrérie. Le mot de cheikh, alors jadis utilisé pour désigner le cœur spirituel de la confrérie, fut même utilisé pour signifier une haute fonction d’autorité publique au niveau d’un territoire donné.

La culture mystique de l’Islam a profondément imprégné le peuple et l’élite du Maroc et ses traces demeurent aujourd’hui visibles au travers les vestiges de toutes ces zaouïas dont les noms brodent le pays du souvenir parfois flamboyant de ces innombrables marabouts qui auront ainsi façonné l’histoire des territoires du Maroc, et dont l’hommage est toujours perpétué autour du mausolée qui accueille leur dépouille. Si cette réalité témoigne de l’identité du Maroc, elle signe l’enthousiasme pour le divin qui anime les populations et le rôle structurant de la religion dans la construction du pays.

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