Jean-Pierre Datcharry est réputé pour être le spécialiste des grandes traversées du Maroc en caravane chamelière. Avec son agence Désert et Montagne Maroc, il s’est installé dans un petit village près d’Ouarzazate. Plusieurs fois durant l’année, il parcourt avec des randonneurs les territoires du pays pour faire découvrir leur beauté et leur variété. C’est tout naturellement qu’il a croisé lors de ses périples les bergers nomades du Sud Est marocain et a ainsi établi avec eux et leur famille une relation continue. Constatant comme de nombreuses autres personnes le déclin du métier de berger de montagne, il nous partage ses avis sur les solutions à mettre en oeuvre pour tenter d’empêcher à terme la disparition de cette figure traditionnelle et ancestrale du Maroc.
Jean-Pierre Datcharry – Ma rencontre avec les bergers et leur famille s’est faite auprès des tribus nomades de la confédération des Aït Atta de passage sur le territoire des Aït Bouguemez. A cette époque, il y a 37 ans de cela, je vivais dans un petit village du haut de la vallée d’Aït Bouguemez. J’étais alors guide de montagne pour le compte d’agences de voyage basées à Marrakech ou en France.
J’ai aimé rencontrer cette communauté et j’ai accompagné une fois une de leur transhumance ce qui m’a permis de les découvrir dans l’intimité de leur vie quotidienne. C’est alors que j’ai organisé ma première randonnée avec un groupe de voyageurs étrangers sur un parcours de transhumance en suivant une des familles ainsi en déplacement avec leur troupeau. La qualité de l’expérience vécue par ces voyageurs m’a ainsi amené à refaire ce type de randonnée chaque année, et ce depuis 35 ans.
JPD – Les tribus nomades Aït Atta ont pour territoire d’origine les massifs du Djebel Saghro même si elles se sont aussi étendues vers le Sud dans la vallée du Drâa ou vers le Nord de l’Atlas pour ce qui concerne la tribu des Aït Atta Oumalou.
Le djebel Saghro : (ou Adrar Saghru en amazighe) est une montagne du Sud marocain qui culmine à 2 712 m d’altitude. Il se situe à l’est de Ouarzazate, à 70 km au sud du Haut Atlas central, dominant les vallées du Drâa à l’ouest et au sud, et celle du Dadès au nord. Il constitue la partie orientale de l’Anti-Atlas. / Source : Wikipedia
Une partie des Aït Atta a autrefois établi des accords avec les tribus de la vallée de Aït Bouguemez afin d’utiliser pendant l’été leurs pâturages montagneux situés sur le versant Nord du Haut Atlas, au-delà du Massif M’Goun, territoires au climat moins rude que ceux du Djebel Saghro. Ces pâturages étaient certes déjà occupés par les troupeaux des communautés Aît Bouguemez elles-mêmes mais aussi par des familles des Aït Mohammed situées encore plus au Nord.
Il faut bien comprendre qu’il y eut une époque où toutes ces tribus étaient en conflit, voir en quasi guerre, notamment pour ces problèmes de pâturages. Chacune avaient leur force mais les tribus Aït Atta étaient réputées de vigoureux combattants. Une pacification de ces querelles pu se faire dans les années quarante sous les auspices des autorités françaises du Protectorat alors en vigueur au Maroc depuis 1912. Un accord a ainsi pu être signé dans le petite ville de N’Kob entre les parties concernées.
C’est ainsi que les bergers et troupeaux Aït Atta ont pu faire transhumance chez les Aït Bouguemez, jusque vers les flancs verdoyants de leurs territoires. En échange, les tribus Aït Bouguemez ont été invitées à se rendre pendant l’hiver sur les montagnes du Djebel Saghro, chez les Aït Atta, laissant ainsi la rudesse des neiges pour les températures plus clémentes aux abords du Sahara.
Et jusqu’à aujourd’hui encore, ces transhumances croisées de famille de bergers et de leurs troupeaux se déroulent chaque année. Et au vue du succès de cette activité auprès des randonneurs amoureux du Maroc, j’organise aussi une seconde randonnée pour le voyage retour des troupeaux Aït Atta, en automne donc.
Jean-Pierre Datcharry – Les troupeaux Aït Atta sont autorisés à s’installer sur les pâturages des Aït Bouguemez à partir du 1er juin de chaque année, et ce jusqu’à l’arrivée de la neige. La région du pâturage s’appelleTamda et se situe aussi près du lac Izourar.
Il faut savoir que le mois précédent l’arrivée des troupeaux, le mois de mai donc, les pâturages sont gardés par un groupe réunissant les trois communautés concernées, les Aït Bouguemez, les Aït Mohamed et les Aït Atta afin de surveiller qu’aucun berger ne vienne s’installer avec ses animaux.
Pour les troupeaux de la vallée des Aït Bouguemez, il n’y a pas de date précise pour leur présence, tant le territoire des Aït Atta est vaste.
Pour ma part, j’organise mes randonnées pour suivre les transhumances au mois de mai, afin d’arriver donc sur les terres de destination à la période voulue. Nous avons pour usage d’arriver au point d’entrée quelques jours avant la date d’ouverture. Nous faisons donc une halte bivouac au pied du col Tizi n’Tighrist (2600 m d’altitude).
Aujourd’hui, ils sont moins d’une dizaine de troupeaux, de taille réduite
Autrefois, les zones de pâturage mises à disposition pour les troupeaux des Aït Atta étaient tirées au sort par chaque tribu. Il faut dire qu’en ces temps reculés, près de 50 tribus, et donc 50 troupeaux de plus de 600 têtes chacun, se retrouveraient ainsi pour profiter des territoires plus cléments de cette vallée. Aujourd’hui, ils sont moins d’une dizaine de troupeaux, de taille réduite, soit près de 150 têtes, à faire chaque année cette transhumance. Cette année, nous n’avons croisé que 6 familles, trois de moins que l’année précédente, et la tribu que nous accompagnions a vendu tous ses moutons pendant le parcours, profitant de la rencontre d’un maquignon.
Jean-Pierre Datcharry – Ce mouvement de disparation a commencé il y a une dizaine d’années et s’avère inéluctable. Les familles nomades ne supportent plus leur mode de vie pourtant ancestral. Les conditions de vie sont en effet trop difficiles et la vie en transhumance n’est plus acceptée par les femmes ou bien par les jeunes générations qui voient les attraits de la modernité supplanter les qualités propres à la vie nomade.
Un autre facteur a joué dans l’abandon de cette activité : la fragmentation des troupeaux à chaque partage d’héritage après la mort d’un chef de tribu. Plus les troupeaux deviennent petits, moins il y a de capacité de générer des revenus aptes à répondre aux besoins croissants de la vie. Et moins il y a de personnel pour s’occuper des animaux comme c’étaient le cas jadis des enfants et des jeunes qui très vite prenaient leur part du travail collectif.
Jean-Pierre Datcharry – La solution serait selon moi de mutualiser les troupeaux entre les familles devenues plus petites que les grandes tribus d’autrefois. J’ai souvent proposé cette idée aux nomades que je rencontre. En effet, si chaque famille apporte ses moutons pour constituer un grand troupeau, sa gestion au fil de l’année deviendra plus facile et surtout plus rentable. Les chefs de familles pourraient se relayer pour la garde des animaux, permettant d’autres activités économiques complémentaires. Les familles pourraient alors se sédentariser en ville, comme déjà beaucoup le font à N’Kob, facilitant ainsi la scolarisation des enfants et l’accès aux services publics de base.
A vrai dire, cette proposition n’a que peu d’écho parmi eux. Ils ont déjà quasi tous pris la décision d’arrêter leur métier de berger.
Ils ont perdu la saveur de leur propre identité de berger et de nomade
Jean-Pierre Datcharry – Il y a quelques années, des efforts ont été faits par les pouvoirs publics comme l’aménagement de pistes et l’installation de points d’eau, mais cela semble trop tard ou surtout insuffisant.
Face au désengagement des bergers nomades vis-à-vis de leur mode de vie traditionnel, le vrai défi n’est plus seulement logistique mais il consiste en la revalorisation de cette tradition aujourd’hui en voie de disparition. Si la mutualisation des ressources et des moyens apparait logiquement comme la solution pour rationaliser et donc relancer cette activité économique, il faut bien comprendre que ces bergers n’ont plus la force ni même la confiance pour s’organiser et ensemble tenter de faire perdurer ce mode de vie.
Ils ont perdu la saveur de leur propre identité de berger et de nomade et souhaitent à leurs enfants une toute autre vie.
Jean-Pierre Datcharry – Il faut avant tout travailler à une prise de conscience de la société marocaine vis-à-vis de la disparition d’une des traditions les plus anciennes du Maroc. L’initiative lancée par l’ONG marocaine We Speak Citizen de mettre en place dans la vallée d’Aït Bouguemez uneMaison du bergerva dans ce sens puisque toute lumière apportée sur la réalité des bergers de montagne permettra une bonne compréhension de la nature des problèmes qu’ils rencontrent.
Il apparaitra alors clairement que la valorisation de leur statut social au Maroc, en tant que berger nomade, est un élément prioritaire à la survie de leur métier.
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Il faudrait aussi qu’une grande ONG, spécialisée sur ces sujets agricoles, s’implique dans l’accompagnement des bergers pour les aider à cheminer vers cette mutualisation indispensable, et ainsi assurer à chaque groupe une plus grande force pour améliorer leurs conditions de travail et de vie, pour permettre une meilleure préservation des races, une meilleure gestion des mouvements et une plus grande force commerciale pour imposer leur tarif.
Le Maroc a depuis de nombreuses années amplifié l’usage et le développement des coopératives notamment dans le secteur agricole et artisanal mais il faut reconnaitre que cet outil organisationnel n’est pas adapté à la population des bergers nomades. Il faut inventer un autre mode d’organisation, plus souple, plus proche des réalités du terrain, plus proche de l’état d’esprit de ces personnes intrinsèquement éprises d’espace et de liberté.
La mise en place d’un label de qualité pour la viande de ces moutons est une priorité
Jean-Pierre Datcharry – Bien sûr que cela fonctionne en France et cela peut fonctionner au Maroc. Il faut garder à l’esprit que le marché du mouton est très important au Maroc. Concrètement pendant la dernière fête de l’Aïd El Kebir, le Maroc a importé d’Espagne près d’un million de moutons et ce avec un système de subventions. Or dans le même temps, nous voyons tous ces bergers nomades, et les jeunes en particulier, quitter leur métier pour rejoindre des petits emplois.
Ce marché du mouton génère d’importantes sommes et cela devrait profiter aussi aux porteurs de tradition que sont les bergers de montagne. Si l’on parvient à vraiment mettre en valeur la qualité de la viande des moutons élevés en pâturages de montagne, des animaux qui ont mangé du thym, d’armoises et autres plantes des montagnes, alors on pourra permettre la fixation de prix de vente plus élevé.
La solution d’un label de qualité pour la viande de ces moutons, quelque chose comme “Mouton Atlas Maroc”, devrait être là encore une priorité des autorités marocaines et je suis certain qu’il y a dans les grandes villes du pays des consommateurs prêts à payer plus cher la viande qu’ils mangent, comme cela existe déjà pour les poulets de ferme ou bien pour les oeufs, si on leur apporte l’assurance d’une origine territoriale du monton et de sa pleine croissance en pâturage.
Il faut donc une mobilisation de plusieurs acteurs autour de ce défi de maintenir en vie le métier de berger de montagne. Il en va de la préservation d’une figure du patrimoine marocain.
L’accompagnement à la mutualisation des bergers doit permettre une sédentarisation des familles. Acceptons l’idée que la famille du berger se sédentarise définitivement afin que les femmes et les enfants puissent accéder à des conditions de vie plus acceptables aujourd’hui. Chaque famille regroupe ses animaux et seuls les hommes poursuivent leur nomadisme, rejoint par des jeunes qui choisiront alors de devenir berger.
Enfin la mise en place d’un véritable statut social avec une couverture santé et une retraite sera une avancée importante qui motivera les jeunes générations à poursuivre le chemin de leurs parents.
Le berger fait résonner en nous un part d’essentiel
Jean-Pierre Datcharry – A mon petit niveau, et hormis les conseils que je tente de partager avec eux, je ne peux pas faire grand chose. Certes depuis de nombreuses années, les randonnées de transhumance que j’organise apporte du revenu à quelques unes de ces familles nomades que nous suivons et j’ai souvent pu être amené à recruter des jeunes de ces tribus au sein de mon agence Désert et Montagne Maroc pour assurer des fonctions de chameliers ou de guide.
Mais, et c’est peut-être le plus important, je cherche par l’organisation de ces randonnées annuelles pour suivre la transhumance des troupeaux à sensibiliser les voyageurs étrangers et marocains à l’existence si singulière de ces familles de berger, encore quelque peu nomade, et portant une des belles facettes du visage du Maroc.
J’ai pu constater que celles et ceux qui vivent l’expérience de ces transhumances, cotoyant pendant quelques jours la vie de ces familles de berger de montagne, repartent éblouis et touchés au plus profond de leur personne.
C’est dans doute parce que le berger et le nomade portent en eux quelque chose qui fait résonner en nous un part d’essentiel, une part de vérité de nous-mêmes ; peut-être est-ce la trace, le souvenir de nos origines, ou bien est-ce quelque chose qui nous parle de notre avenir.
Participez à la randonnée Transhumance septembre 2023 : du 16 septembre au 28 septembre 2023 avec Jean-Pierre Datcharry et l’agence Désert et Montagne Maroc – Voir : le site web Désert et Montagne Maroc
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4 commentaires
Merci au magazine sudestmaroc.com pour cette mise en lumière de la disparition drastique des bergers de l’Atlas et de l’Anti-Atlas. Il est temps en effet de mettre en valeur les métiers et savoir-faire du Maroc, de les reconnaître pleinement au sein de la société.
Une année, au printemps nous avons eu le privilège d’accompagner une famille nomade dans cette transhumance et avons pu constater les conditions de vie très difficile des nomades. On peut facilement comprendre leur désir d’avoir une vie plus en rapport à notre époque et leur volonté de se sédentariser . Pour le reste Jean Pierre a parfaitement raison sur les solutions à entreprendre.
Jean-Pierre dans la droite ligne de René Euloge a une connaissance profonde et intime de ces populations nomades de l’atlas. Sa vision et ses propositions pour maintenir la transhumance vont bien au-delà d’une problématique de pâturage c’est tout simplement son combat et son amour pour défendre ce pays et ces hommes qui ont su vivre en respectant leur environnement depuis bien des années. Réussir à maintenir la transhumance c’est aussi un des défis de l’humanité et un espoir pour nos enfants.
Le sujet est très grand et d’un grand symbolisme pour l’ensemble des activités ancestrales de la vie du marocain et notament les imazighen qui lutent pour garder avec fierté leur identité.
Bravo au magazine sudestmaroc.com d’avoir soulevé le sujet sur l’activité du berger et surtout félicitations d’avoir choisi de mettre en première ligne un grand “nomade” appelé Jean-Pierre Datcharry qui n’est autre qu’un des plus grand (dirais je même le plus) connaisseur actuel des chemins de transhumance et des grandes randonnées des régions nomades du Maroc. Jean-Pierre Datcharry ne fait pas du tourisme même s’il gère une agence de voyage, un hôtel authentique avec presque exclusivement pour personnel des femmes et des hommes des villages berbère voisins. Ce qu’il fait, ce sont des expèriences de voyage fidèles aux habitudes ancestrales des tribus berbères de ces terres dont il est tombé amoureux, des voyages avec une grande connaissance et un grand cœur.
Je suis acteur de voyages et tourisme au Maroc depuis une 20aine d’années, et je ne connais pas beaucoup de personnes qui organise des randonnées chamelieres à la manière de Jean-Pierre Datcharry, des randonnées aussi authentiques que les voyages des caravanes nomades d’autrefois.
Pour revenir au sujet soulevé dans l’interview, penser à sauver la vie du berger au Maroc, c’est vraiment le signe d’un travail sérieux qui doit nous occuper tous, citoyens et surtout responsables et élus de ce pays, si tous on rêve de conserver une identification à cette grande et historique nation qu’est le Maroc. Conserver en vie la transhumance et les autres habitudes originales ou bien se moderniser et devenir tous identiques à n’importe quel autre pays moderne et donc sans aucun attrait.
Je suis aussi convaincu qu’on pourrait sauver l’activité du berger et de la transhumance en proposant à ces individus et tribus une vie meilleure, tout d’abord par la valorisation de leurs activités et surtout en assurant l’éducation de leurs enfant.
Je vous remercie encore et je salue Mr Jean-Pierre Datcharry.