L’expérimentation concrète s’est déroulée sur une période de trois années, de 2021 à 2024, et a consisté à développer la capacité économique d’un groupe de femmes de 6 villages en les accompagnant à devenir des éleveuses de moutons et de chèvres performantes à un double niveau : une performance dans toutes les dimensions professionnelles de leur nouvelle activité et une performance à transmettre leur nouveau savoir-faire à d’autres femmes, dans d’autres groupes communautaires.
Dis comme cela, tout parait simple et finalement assez banal. L’histoire répond au sempiternel adage attribué à Confucius qui énonce qu’il vaut mieux apprendre à un humain à pêcher plutôt que de lui donner un poisson. Et pourtant, quand on s’arrête un moment pour mieux discerner de quoi il s’agit, on ne peut que constater qu’en 2024, au Maroc, il y a encore des communautés villageoises qui luttent contre la pauvreté et que s’il a fallu 3 années pour mener à bien cette expérimentation, c’est que cet objectif n’est pas simple à atteindre et qu’il y a encore d’innombrables problèmes à surmonter et des freins à contourner.
Un combat de femmes pour des femmes
A l’origine de cette expérimentation, il y a l’association marocaine ROSA pour le développement de la femme rurale, établie à Ouarzazate, et l’ONG française Elevages sans frontières. C’est lors d’un séminaire international sur l’élevage des chèvres, courant de l’année 2004 en Afrique du Sud, que la collaboration entre les deux organisations se met en place. Hassania Kanoubi, alors en charge de la sensibilisation auprès des femmes rurales au sein de l’Office de la mise en valeur agricole d’Ouarzazate, partage avec les participants son désarroi à voir combien l’action des pouvoirs publics au Maroc peinaient à agir concrètement et efficacement pour l’amélioration des conditions de vie des femmes les plus pauvres.
Au retour d’Afrique du Sud, Hassania fonde l’association ROSA et année après année, avec le soutien sans faille de l’ong française, elle construit les éléments d’un ambitieux projet. Dès 2005, 250 chèvres de race Alpine sont importées au Maroc et données à des femmes de cinq villages. L’intention est d’introduire au Maroc une race de chèvre bien plus productrice de lait que les races locales. En 2010, une fromagerie est mise en place sous l’égide de la coopérative COROSA pour assurer un débouché économique aux éleveuses.
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Les premiers jalons ainsi établis, Hassania cherche à consolider le projet afin d’assurer sa pérennité et surtout sa capacité à se développer pour impliquer encore plus de femmes. L’ONG Elevages sans frontières est toujours là à ses côtés avec sa directrice, Pauline Casalegno, pleinement engagée à relever le défi lancé en 2005.
En 2021, un programme est établi sur une période de trois années et bénéficiera aux femmes de six villages dans les environs d’Ouarzazate. Son nom est explicite : l’envol des femmes. Ses partenaires financiers : la fondation Alstom, le Fonds Bien Nourrir l’Homme et Innovative développment. L’objectif visé est toujours le même : contribuer à diminuer la pauvreté dans les zones rurales du Maroc. Le moyen pour y parvenir n’a pas changé : renforcer l’autonomie économique et alimentaire des familles. La méthode ayant fait ses preuves, elle demeure là encore la même : placer les femmes de ces familles rurales en position motrice pour l’amélioration de leur condition de vie.
Trois années après, 102 femmes seront devenues éleveuses de chèvres ou de moutons. Grâce à la bonne gestion de leur nouveau métier, ces femmes ont désormais à leur disposition du revenu engrangé par la vente du lait ou des animaux mis à bas, une alimentation complémentaire de qualité (produits laitiers et viandes), un capital croissant en la forme de leur troupeau.
L’assurance de l’efficacité et de la responsabilité
La clé de réussite de cette initiative repose sur une double assurance : l’assurance que tous les rouages de l’activité professionnelle proposée aux femmes sont solidement mis en place et l’assurance que la valeur cardinale qui anime tous les participants est l’esprit de responsabilité.
Pour garantir l’efficacité, les opérateurs du projet ont établi un cahier des charges rigoureux.
D’emblée le choix a été fait de proposer des animaux à forte valeur ajoutée :
La chèvre Alpine, jadis importée de France et aujourd’hui produite au Maroc, est réputée par sa capacité à produire une importante quantité de lait, à l’inverse des races locales.
Le mouton de raceD’manest connu par sa forte prolificité, sa précocité sexuelle et son aptitude à se reproduire hors des périodes naturelles.
Au total, le projet aura doté les femmes bénéficiaires de 90 chèvres et de 114 moutons. Au terme des trois années de mise en œuvre, 378 chèvres et 720 moutons auront été générés et les troupeaux dénombrent à ce jour 613 têtes pour les moutons et 200 pour les chèvres.
Deuxième facteur d’efficacité, le choix des femmes directement bénéficiaires : le projet a veillé à mobiliser des femmes motivées ayant à leur disposition du terrain disponible.
Troisième facteur, l’accompagnement des femmes : même si l’élevage fait partie d’un savoir-faire traditionnel dans les villages, l’amélioration des pratiques de conduite des élevages était bien évidemment une priorité. Toutes les femmes impliquées ont ainsi suivi 62 sessions de formations techniques, 4 sessions de formation à l’entrepreneuriat et au travail collectif.
Quatrième facteur, la valorisation économique de l’activité d’élevage. Deux coopératives locales ont pu recevoir un soutien spécifique à leurs besoins. La coopérativeCOROSA, fondée en 2010 sur Ouarzazate, pour la fabrication des fromages à partir du lait produit par les chèvres et la nouvelle coopérativeLkssibacréée pour orchestrer le travail des éleveuses de moutons dans les environs de Skoura.
Enfin, parmi les bonnes pratiques de l’élevage, les questions sanitaires occupent une place centrale et c’est pourquoi le projet s’est adjoint le soutien actif du vétérinaire privé de la région d’Ouarzazate, Younes Chagdali. Ce dernier a pu témoigner lors du séminaire de clôture du projet trisannuel que les femmes des milieux ruraux sont d’excellentes éleveuses car elles sont plus enclines à respecter les recommandations à suivre.
Et pour être certain que l’ensemble des 102 micro-élevages mis en place puissent recevoir un accompagnement sanitaire permanent, le projet, avec l’aide du vétérinaire, a identifié et formé au sein de chaque village impliqué une jeune femme pour assurer la mission de relais santé animale et environnement (FERSA). Lejla El Merrakchi est l’une de ces jeunes femmes. Ayant été elle-même bénéficiaire de l’association ROSA dans les années précédentes et forte de son expérience d’éleveuse, elle se positionne aux côtés des nouvelles éleveuses pour faire le lien avec l’équipe du vétérinaire, apporter les conseils de base et veiller à la bonne conduite sanitaire des troupeaux, notamment pour les aspects les plus importants comme la mise à bas.
Le projet a concrètement changé la vie de Lejla en l’aidant à devenir éleveuse mais il a surtout permis de développer en elle une fierté propre à renforcer ses capacités personnelles à s’inscrire pleinement dans le monde.
« Grâce à l’association ROSA, j’ai pu réaliser mon rêve d’enfant de poursuivre l’activité d’éleveur de mon père. Tous les jours, son expérience m’accompagne, et désormais je suis à mon tour là pour accompagner les autres femmes. »
Lejla El Merrakchi
Qui reçoit … donne
Garantir l’esprit de responsabilité dans un projet ne se décrète pas. Le sens de la responsabilité doit en effet se vivre et se développer chemin faisant. C’est pourquoi chaque femme bénéficiaire qui reçoit une dotation de chèvres ou de moutons pour lancer son élevage s’engage à redonner un nouvel animal une fois produit par son troupeau à une autre femme afin que celle-ci puisse à son tour se lancer dans l’activité d’éleveuse.
Cette chaine de solidarité permet la multiplication des bénéficiaires sans apports supplémentaire du projet. Ainsi sur les trois années de réalisation du projet, 62 micro-élevages ont pu être initiés grâce à ces dons.
Cette solidarité entre les femmes s’exprime aussi dans un dialogue intergénérationnel et c’est tout naturellement que les femmes plus expérimentées, celles qui ont pu être aidées dès le démarrage des activités de l’association ROSA en 2005, redonnent leur savoir-faire aux plus jeunes femmes désireuses de se lancer à leur tour dans cette aventure humaine. Ces plus jeunes femmes sont en effet souvent hésitantes à s’engager ainsi dans ce nouveau métier mais la présence des « anciennes » à leur côté les rassure et leur ôte la légitime peur de la prise d’initiative.
Le projet a ainsi mis en place 32 femmes marraines. Kabira Moudoud est l’une d’entre elles et met un point d’honneur à toujours se rendre disponible pour ces jeunes éleveuses. Elle a reçu, elle donne … Et elle sait au plus profond d’elle-même la vérité de cet axiome.
« Le projet a changé ma vie puisqu’il m’a changé moi-même. Avant j’étais timide et fermée sur moi. Aujourd’hui, je suis à l’aise face à toute le monde. »
Kabira Moudoud
Aller plus haut encore …
Ces trois premières années du projet « l’envol des femmes » ont trouvé leur conclusion lors de la tenue d’une séminaire de bilan qui s’est tenu le jeudi 26 septembre 2024 dans les locaux de l’Institut Spécialisé de Technologie Appliquée Hôtelière et Touristique d’Ouarzazate.
Tous les acteurs du projet étaient réunis pour partager la satisfaction du travail accompli et du travail bien fait. L’ouvrage réalisé a apporté la preuve du bien-fondé des préambules fondateurs : la pauvreté n’est pas une fatalité et la femme est le meilleur levier pour sa disparation.
L’ampleur de la tâche demeure cependant vaste et chacun a bien saisi l’importance de poursuivre l’effort de solidarité avec le même souci d’efficacité et de responsabilité.
Lors de ce séminaire, Pauline Casalegno, la directrice de l’ONG Elevages dans frontières, a pu développer les axes de travail d’une nouvelle phase de trois années d’ores et déjà planifiée sur la période 2024 – 2027. Il s’agira de renforcer le socle d’activité mis en place, de s’ouvrir à d’autres femmes auprès d’autres villages, d’amplifier la formation technique et personnelle des bénéficiaires.
Une attention particulière sera apportée aux conséquences du réchauffement climatique qui forcément va peu à peu impacter les activités agricoles. C’est pourquoi de nombreuses activités de formation à l’agro-écologie et à la gestion de l’eau sont prévues tout au long de ce nouveau cycle de trois années. L’importance de cette préoccupation a été confirmée par Hasna Chihabi, Présidente de l’association Femme, Eau et Environnement (Rabat Salé), qui lors de son intervention au séminaire bilan a insisté sur la nécessité désormais d’intégrer la dimension écologique dans les processus d’automisation de la femme.
Trois années de plus pour qu’encore plus de femmes se saisissent de leur vie et prennent en charge les besoins de leur famille. Trois années de plus pour qu’ici au sud-est du Maroc, la chaine de solidarité entre les femmes se déploie chaque jour un peu mieux pour finir par combler, lentement mais surement, le fossé inégalitaire qui perdure entre elles et la gente masculine.
L’envol des femmes a débuté, plus rien ne pourra l’arrêter.
En savoir plus …
- Contacter l’association ROSA : associationrosa2005@gmail.com
- Contacter l’association Elevages sans frontières : pauline.casalegno@elevagessansfrontieres.org
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