Thami El Glaoui

Les débuts agités du pouvoir de Thami El Glaoui

Thami El-Mezouari El-Glaoui (1879, Telouet – 23 janvier 1956, Marrakech), est un personnage controversé qui a marqué l’imaginaire colonial et l’histoire récente du Maroc. Nommé par le Sultan au titre de « Pacha de Marrakech », Thami El-Glaoui reçoit les surnoms de « la Panthère noire» ou « le châtelain de Telouet » ou encore de « Seigneur de l’Atlas ». Il est aussi désigné comme l’archétype du collaborateur pendant le Protectorat français et est vu comme une personne mégalomaniaque. Que retenir alors de cet homme mystérieux aux multiples facettes qui se prêtent à des interprétations aussi diverses que contradictoires ? C’est la question de la destinée singulière d’un l’homme qui ici prend tout son sens. Thami, conditionné et déterminé par son contexte, se métamorphosera en s’ajustant à la réalité de son temps et de son pays. Projeté dans un monde agité, son être se plie aux rythmes des turbulences de son époque. Chez lui, la quête de la puissance prime et prend l’ascendant sur l’homme, sobre berbère de la montagne. Il s’est imposé à lui-même pour être la représentation du grand seigneur au vu et au su de ses adversaires, de ses admirateurs comme de ses sujets.

Au début du 20ème siècle, l’instabilité et les tensions secouent l’ensemble du Maroc. Les pressions impérialistes se durcissent. Le Makhzen peine à étendre son pouvoir central sur les territoires des tribus dissidentes dits Bled Es-siba surtout au Moyen Atlas, dans le Haut Atlas, dans le Rif et dans la Chaouia.

L’expression Bled Es-Siba renvoie aux territoires qui échappaient au contrôle du Makhzen et par conséquent à l’autorité du sultan. Son opposé est le Bled El-Makhzen ou l’espace gouverné par le sultan. Le Bled Es-siba n’était pas généralement anarchique et dangereux car il était géré par des tribus indépendantes ou réunies temporairement dans des confédérations. En revanche, le Bled El-Makhzen n’était pas totalement sûr et paisible.

Le Makhzen : en arabe : مخزن ; littéralement « magasin », en amazighe : ⵍⵎⴰⵅⵣⵏ) était avant le protectorat l’appellation du gouvernement du monarque du Maroc.

Le sultan marocain Moulay Ismail, grand souverain qui régna de 1672 à 1727, disposait d’une puissante armée formée d’esclaves noirs connus sous le nom d’Abid Al-Boukhari. Il avait déployé de grands efforts, en vain, pour unifier et étendre le bled El-Makhzen. Cependant, après sa mort en 1727, l’anarchie régna partout au Maroc à cause de trente ans de luttes sanglantes entre ses fils qui s’entretuèrent pour le trône.

Cette dissidence s’est intensifiée au 19ème siècle. Le sultan Moulay Hassan, dont le règne s’étend du 16 septembre 1873 au 7 juin 1894, s’était attelé à la dure mission d’intensifier ses opérations militaires pour intégrer le Bled Es-Siba dans son gouvernement.

Le sultan Abdelhafid ben Hassan qui règne du 4 janvier 1908 au 12 août 1912 ne parvint pas à consolider son autorité. Impuissant à rétablir l’ordre dans son royaume, il sollicita l’assistance du gouvernement français. Le 30 mars 1912, il signa le Traité de Fès. Ce traité entre la France et le Maroc a pour but l’organisation du protectorat français dans l’empire chérifien. En vertu de l’article 2 de ce traité, le sultan a donné le droit au protectorat de conquérir le Bled Es-Siba :

« Dans cet ordre d’idées, il est entendu que le Gouvernement impérial ne fera pas obstacle à ce que la France, après accord avec le Gouvernement marocain, procède aux occupations militaires du territoire marocain qu’elle jugerait nécessaires au maintien de l’ordre et de la sécurité des transactions commerciales, et à ce qu’elle exerce toute action de police sur terre et dans les eaux marocaines. »

Le Traité de Fès – Extrait

De leur côté, Madani El-Glaoui et son frère cadet Thami menaient des harkas, expéditions militaires, pour affirmer l’autorité sultanienne sur toutes ces régions dissidentes notamment au Sud.

Madani EL Glaoui –

A lire : Madani El Glaoui, le vizir à la place du caïd

Madani El Glaoui, le faiseur de sultan

Madani El Glaoui a servi successivement quatre sultans alaouites et il fut le principal acteur dans la déposition du sultan Moulay Abdelaziz.

En novembre 1907, Madani et Moulay Abdelhafid, le frère du sultan, conduisent une armée d’environ quarante mille guerriers des tribus berbères issues des territoires sous l’autorité de Madani. Ils marchèrent sur la capitale impériale Fès pour obliger le sultant Moulay Abdelaziz à abdiquer. Ce dernier marcha de son côté vers Marrakech en tête d’une troupe militaire bien équipée en armes très modernes avec surtout l’artillerie et les instructeurs militaires français. Malgré sa supériorité de force, Moulay Abdelaziz fut trahi et vaincu dans la bataille de Marrakech qui se déroula entre le 19 et 23 août 1908.

Moulay Abdelhafid destitua alors son frère Abdelaziz et l’exila à Tanger. Il fut reconnu par allégeance nouveau sultan du Maroc. Il récompensa alors Madani El Glaoui, son fidèle serviteur, artisan de sa victoire militaire et de son accès au trône, en le nommant ministre de la guerre puis grand vizir. Un titre prestigieux qui permit à Madani de tenir tout le Maroc, le Bled El-Makhzen, sous son pouvoir.

Dès que la cérémonie d’intronisation de Moulay Abdelhafid fut accomplie à Fès, Madani rentra diligemment à Marrakech; consolider son empire était sa première priorité. Le chef Glaoui s’installa aupalais de la Bahia. Au summum de sa gloire, il épousa l’une des filles du nouveau Sultan My Abdelhafid. Son frère Thami se maria avec la fille du grand vizir Mohammed El-Mokri, en fonction de 1911 à 1955. Cette alliance érigea les frères Glaoui, originaires d’un infime village berbère de la montagne à Telouet, au cercle des familles d’élite influentes dans l’entourage impérial.

A lire : Les Glaoua, la fabuleuse histoire d’une petite tribu berbère de l’Atlas

Madani détient enfin les clés des rouages de l’appareil makhzenien. Il installa ses proches dans tous les postes de commandement dans le Haut Atlas et le Sud. C’est ainsi qu’il nomma son gendre Si Hammou caïd de Telouet, Ouarzazate, Tinghir, Zagora, et tous les territoires du Sud au-delà de l’Atlas. Quant à son fils aîné Mohamed El-Arbi, âgé de dix-huit ans, il lui confia le ministère de la Guerre. Son frère Hassi, fut nommé Pacha de la Kasbah de Marrakech. Enfin, il réserva le poste le plus important au sud à son frère Thami qui devint Pacha de Marrakech.

Ainsi, Madani réussit à consolider l’empire des Glaoua.

Madani El Mezouari El Glaoui meurt en juin 1918. Il s’éteint le cœur brisé deux jours après la mort tragique de son fils Abdelmalek, caïd de Demnate, le préféré parmi ses nombreux enfants, tué dans une bataille à Sidi Bou Yahia contre les troupes de Moha Ahansal de la Zaouyat Ahansal.

Thami El_* Glaoui à la tête d’un harka – Source : www.ouarzazate-1928-1956.fr

Un clan resté solidaire pour la cause commune

Madani et Thami partageaient le même destin. Deux frères de sang et d’armes en marche côte à côte contre vent et marées vers la suprématie de leur tribu sur la pointe du glaive et la manipulation fatale du combat.

Quoique de personnalités inconciliables, ils mettaient la solidarité clanique au-dessus de leurs désaccords personnels :

« Grâce à ces deux frères qui ne seront pas toujours d’accord, qui s’observeront en se méfiant constamment l’un de l’autre, mais dont la collaboration sera sans défaillance, la famille Mezouari va prendre son essor. C’est une chose étonnante de considérer combien les membres de cette oligarchie, certains pourvus de fonctions qui eussent pu les rendre indépendants, se jalousant et se méprisant, sont restés solidaires pour la cause commune »

Jacques Le Prévost, El-Glaoui
Source : moreshet-morocco.com

Thami El Glaoui, le poignard

Les conflits intertribaux ont fait des Glaoua une tribu berbère guerrière. Thami, profondément engagé dans ces luttes de domination où les coalitions tribales se nouent et se dénouent avec une facilité déconcertante, se voit incarner une personnalisation obsessionnelle de plus en plus extrême du pouvoir.

Hardi, il faisait preuve d’intransigeance  dans la politique, d’opiniâtreté dans la quête d’une toute-puissance individuelle. Cet instinct de domination que manifeste Thami envenimait ses relations avec Madani marquées par une jalousie ardente mais couvée. Dans la description de son frère, Madani le présente comme un ambitieux sans scrupule :

«  Vous  (s’adressant à l’autorité française) ne connaissez pas mon frère. C’est un poignard qu’on pourrait utiliser, mais qu’il faut ensuite jeter »

Gavin Maxwell, El-Glaoui dernier seigneur de l’Atlas.

Le vœu le plus cher de Madani était de faire de son fils préféré Abdelmalek l’unique héritier de son pouvoir et de sa richesse. Mais le destin en a décidé autrement. Désespéré, il lègue son héritage, à contre cœur, à son frère ardemment envié Thami :

« Et si l’on était descendu plus avant encore dans cette âme très secrète (celle de Madani), on y aurait aussi découvert ces profondes haines de famille qui sont au fond de tous les cœurs berbères, et le désespoir de laisser son immense héritage à son frère Hadj Thami, dont il avait fait la fortune mais qu’au fond il jalousait comme un cadet trop puissant. »

Jérôme et Jean Tharaud, Marrakech ou les Seigneurs de l’Atlas.

L’éclipse fatale de Madani propulsa la montée en puissance de son jeune frère Thami, ambitieux et tenace, à qui il avait légué un grand pouvoir et une richesse inestimable. Le nouvel héritier ne tarda pas à imposer sa loi et à tracer sa propre politique de gouvernement.

Le Pacha de Marrakech doit surtout sa fulgurante ascension au protectorat français en la personne du Général Hubert Lyautey qui le nomma par décret  chef de la famille des Glaoua. Thami saisit cette opportunité pour instaurer son règne à sa manière. Il déshérita sans ménagement les fils de Madani et les destitua définitivement du pouvoir. Une décision qui lui valait les hostilités et qui sema des rivalités latentes au cœur de la famille Glaoua.

Thami s’autoproclama de fait l’unique détenteur du pouvoir absolu au sein de sa grande famille. Il épousa Lalla Zineb, la veuve de son frère Madani et fille du Grand Vizir Mohammed El-Mokri, charge occupée de 1911 à 1955, se rapprochant ainsi du palais impérial. Puis, il s’empara des cinquante-quatre femmes du harem de Madani qui n’avaient pas des fils d’âge mûr.

Désolé par l’injustice brutale que lui infligea son oncle, le fils de Madani, Mohamed El-Kebir qui était alors lieutenant dans l’armée française, adressa une pétition sur un ton pathétique au Résident Général français Théodore Steeg le 12 avril 1927 le sollicitant de leur restituer leur héritage familial :

« Tous nos ennuis, ceux de mes frères et les miens, datent de la mort de notre père. En effet selon la loi de la Chariâa (loi islamique) nous avions un tuteur naturel et légal en la personne de mon frère aîné (Mohammed El-Arbi que Madani avait nommé Ministre de la Guerre alors qu’il n’avait que dix-sept ans). Le général Lyautey, d’un geste autoritaire et, si je puis dire, arbitraire, déclara notre oncle El hadj Thami chef de famille et notre tuteur. Le Résident Général de la France a ainsi violé non seulement la loi musulmane mais la loi morale dont la France est toujours apparue la gardienne et la garante aux yeux du monde, et plus particulièrement dans les pays dont elle s’est faite la protectrice. Ainsi nous nous sommes retrouvés, mes frères et moi, livrés corps et âme, avec notre héritage non négligeable, à notre oncle Hadj Thami, dépendant de son bon vouloir et de son caprice. 
Le résultat de cet acte arbitraire est que les membres de ma famille paternelle, qui comptent plus de trois cents personnes, se retrouvent à la merci du pacha, sans abri, sans terre et sans argent. Plus de cinquante millions de francs de biens, terres, bijoux, immeubles, grains, récoltes diverses et bétail sont tombés entre les mains de notre oncle.  Et non seulement nous sommes pauvres et ruinés, mais le pacha a l’intention de nous réclamer encore près de deux millions de francs comme prix de notre entretien pendant que nous étions mineurs sous sa garde … »

Mohamed El-Kebir

Débarrassé aisément des descendants de son défunt frère Madani, Thami verra ses ambitions contrecarrés par un adversaire impétueux et roué très proche, surnommé le vautour de l’Atlas. Il n’est autre que son neveu Si Hammou, époux de Lalla Halima la fille de Madani qui l’avait nommé Caïd résidant dans la casbah de Telouet et qui lui avait confié le contrôle de vastes territoires au sud s’étendant de  l’Atlas jusqu’aux confins du désert.

« Malgré ses immenses richesses, sa position de pouvoir en tant que Pacha de Marrakech, et le plein soutien de la puissance occupante, Thami débute son long règne avec un handicap dont il ne se débarrasse qu’en 1934, seize ans plus tard, il y avait un squelette dans son placard… un squelette actif, vivant et extrêmement malin à Telouet. C’était son neveu, Si Hammou… »

G Maxwell, El-Glaoui dernier seigneur de l’Atlas

Si Hammou planait comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de Thami. Il était un véritable obstacle qui entravait ses ambitions débridées. Ce redoutable adversaire disposait d’une puissance miliaire capable de renverser le pouvoir de Thami.

« L’arsenal de Telouet, constamment renforcé par Madani à l’apogée de son pouvoir, appartenait désormais à Hammou, et, en vertu de la grande étendue des domaines sur lesquels il exerçait sa juridiction, il  (Si Hammou) pouvait lever quatre fois plus de combattants que Thami. »

G Maxwell, El-Glaoui dernier seigneur de l’Atlas.

Dans ce contexte de méfiance entre les deux puissants potentats, une liaison dangereuse régnait entre Thami et Si Hammou. Elle s’attisait par leur ardente convoitise de domination et leur caractère de farouches chefs berbères intransigeants. Chacun des deux fougueux prétendants se tenait sur ses gardes face à l’autre ; Thami  hanté par la crainte.

«  Plus que le Hansali (adversaire de Thami et chef de la zaouïa Ahansal), il (Thami) redoutait son neveu Hammou, son khalifat à Telouet, qui combattait à ses côtés, guettant, croyait-il, l’occasion de s’affranchir d’une oppression qui l’excède. »

Gustave Babin, Le Maroc sans masque.

Si Hammou, quant à lui, était tourmenté par la haine.

« Des hommes comme l’inquiétant neveu Hammou, dont les sentiments pour Thami confinaient à la haine »

Jacques Le Prévost, El-Glaoui.

Entre les deux faucons Glaoua, l’arbitrage du destin tourna en faveur de Thami ; Si Hammou meurt en 1934. Comme le voulait la tradition, le Pacha de Marrakech épousa la veuve de Si Hammou, sa nièce Lalla Halima. Puis il s’appropria une  grande partie du Harem du défunt caïd de Telouet. 

Thami accorda de grandes charges et fonctions à ses fils. Il rappelaBrahimde Paris et le désigna Caïd de Telouet, Aït Ben Haddou, Ouarzazate et Skoura.Mohammedest devenu Caïd de Mesfioua qu’il contrôle depuis son siège à Ait Ourir. Ahmed fut nommé khalifa du Haouz. Quant à Abdessadek, il fut désigné président du tribunal chérifien de Marrakech.

Avec cette mainmise familiale et l’achèvement officiel de la pacification du Sud du Maroc en 1935, Thami réussit à consolider son pouvoir et règne en maitre absolu avec le contrôle d’un vaste empire.

Il peut ainsi poursuivre sa quête de puissance à plus grande échelle, enivré par le miroitement de lendemains encore plus prometteurs.

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