La zaouïa de Tamegroute, comme tant d’autres au Maroc, ne peut donc se résumer à son seul caractère religieux et mystique puisqu’elle a joué un rôle important dans la vallée du Drâa pour ensuite susciter la création au Maroc de nombreuses autres zaouïas porteuses du même nom. La dimension spirituelle de son identité s’est ainsi très tôt complétée d’une dimension temporelle faite de pouvoir, d’influencec et d’autorité, attributs bien terrestres, clairement matérialistes, et en fait tout simplement humains.
En 1883, l’explorateur français Charles de Foucauld fut le premier à se rendre dans ces profondeurs du Maroc et il témoigna dans son ouvrage Reconnaissance au Maroc de son impression à la rencontre de la zaouïa :
La Zaouïa Naciria, aujourd’hui patrimoine culturel national, est ainsi le fruit d’une aventure humaine mouvementée dont la trame, faite de conflits d’intérêts, d’ambitions et de passions ardentes des protagonistes ou encore du jeu hasardeux des circonstances, ressemble au canevas classique, quasi romanesque, de tous les récits épiques qui remplissent les livres d’histoire de notre humanité.
La naissance d’une zaouïa sur la route des caravanes
C’est en 1575 que le dénommé Abou Hafs Omar Ben Ahmed El Ansari s’installe à Tamegroute pour y fonder la zaouïa qui sera connue plus tard sous le nom de Zaouïa Naciria.
Son périple pour parvenir jusque-là n’aura été que d’un kilomètre à peine puisqu’il est originaire d’un ksar voisin où son ancêtre, le cheikh Ibrahim Ben Mohamed Ben Ahmed El Ansari, avait déjà établi deux cent ans auparavant une zaouïa appelée la Zaouïa Sidi En-Nass ce qui signifie la zaouïa du Seigneur des gens en hommage au Prophète. Un autre explorateur français parvenu à Tamegroute en 1904, le Marquis de Segonzac, décrit ce cheikh dans son compte-rendu de mission intitulé Au cœur de l’Atlas comme un ermite qui n’avait pour seule intention que de vivre inconnu.
Personne ne sait pourquoi Abou Hafs Omar décida de fonder sa propre zaouïa au lieu de poursuivre son aventure religieuse sur les traces de ses ancêtres. Marcel Robin en 1918 pose l’explication suivante dans son rapport d’exploration :
Il faut observer que la zaouïa Sidi En-Nass était en effet coincée dans un ksar enfoui dans la masse des palmiers, ambiance qui répondait le mieux à son intention mystique, alors que Tamegroute était déjà à cette époque un village vigoureux, posé sur la route des caravaniers en provenance de l’Afrique sub-saharienne et en partance pour les grandes villes du Nord. L’ambition d’une nouvelle zaouïa ne pouvait ainsi trouver meilleur écrin pour entamer son envol qu’un tel lieu de brassage des personnes et des richesses.
Il faut garder à l’esprit que cette période est véritablement l’âge d’or des zaouïas. La vallée du Drâa foisonnait de confréries locales qui s’organisèrent chacune avec sa propre zaouïa : la zaouïa de Tagmadarte, celle de Tanmslat, la zaouïa Essalhya de Tagounite ou celle de Tamnougalte.
L’initiative d’Abou Hafs Omar Ben Ahmed El Ansari remporte le succès : la zaouïa prend forme à Tamegroute et reçoit le respect attendu. A sa mort, sa fille Lalla Mimouna, pieuse femme elle aussi, prend en charge la gestion des affaires au sein de la zaouïa naissante en s’occupant de la perception des revenus et de l’organisation des activités sociales qui consistaient à cette époque à loger et nourrir les étudiants, appelés Tolbas, ou les hôtes de la zaouïa comme les pèlerins, les voyageurs de passage, les commerçants, ainsi que tous les démunis ou les malades qui tous trouvaient refuge et sécurité dans les murs sacrés des zaouïa.
Auprès de Lalla Mimouna, c’est un dénommé Sidi Abdallah Ben Houceine El Qebab encore connu sous le nom d’Erraqi en raison de ses origines familiales situées sur les rives de l’Euphrate, dans l’actuelle Irak, qui est désigné comme maître spirituel de la zaouïa de Tamegroute. Lui-même provient de la zaouïa de Sidi Ennas mais son parcours d’initiation soufi, les références de ses enseignants en lien direct avec le cheikh Al Ghazi de Sijilmassa, l’ont rendu porteur d’une aura particulière de sainteté. Le récit de Marcel Robin rapporte que
Ahmed Ben Ibrahim El Ansari, fidèle à l’enseignement de son maitre, a vécu dans la piété et le détachement des plaisirs matériels de la vie. Il a en cela renforcé l’influence spirituelle de la modeste zaouïa de Tamegroute, une parmi tant d’autres, mais dont la renommée, et la puissance, allait subitement franchir un cap définitif par l’entremise de son prochain maître, venu d’ailleurs.
M’hammad Ben Nacer, le personnage clé du destin de la zaouïa
C’est trente années plus tôt, en 1603, que naquit M’hammad Ben Nacer dans la Casbah d’Aghlane, à la palmeraie de Ternata près de Zagora, elle-même située dans la vallée du Drâa. Son père Mohamed dirigeait lui aussi une autre zaouïa, modeste, et était un homme vénéré en raison de sa prétention chérifienne, c’est-à-dire de sa filiation généalogique avec le Prophète via une chaine d’ascendance le reliant à Jaafar Ibn Abī Tālib, frère d’Ali, le quatrième calife, et fils d’Abou Talib, l’oncle paternel du Prophète. La légende familiale raconte que le nom de Nacer aurait été donné par Jaafar lui-même.
Le jeune M’hammad reçoit de son père les premiers principes de l’enseignement religieux et il poursuit son apprentissage à la mosquée du ksar de Tissergate. Au terme de ce séjour de formation, il obtient le titre de faqih, ce qui signifie qu’il est considéré comme un juriste, connaisseur des règles de la Charia.
M’hammad remplit alors son premier poste comme maître d’école coranique à Eldjorfa dans la vallée de Dadès. Il rentre ensuite dans son village natal pour enseigner dans la zaouïa de son père et est désigné comme imam, c’est-à-dire l’orateur du livre saint, et enseignant dans la mosquée principale. A l’âge de 26 ans, il s’est déjà forgé une réputation de savant rigoureux dans toute la vallée du Drâa. Il a profondément développé ses connaissances théologiques et sa compréhension de la jurisprudence musulmane.
Le cheminement de ce jeune imam n’en est pourtant qu’à ses débuts. M’hammad voit en effet naître en lui un désir ardent pour s’affirmer et son premier choix, dans la suite logique de son parcours, est d’approfondir sa pratique du soufisme. Comme le veut l’usage, il se lance en quête d’un maitre qui puisse l’enseigner et lui permettre de s’insérer dans une lignée maraboutique. Il décide de rejoindre la zaouïa de Tamegroute, juste un peu plus bas que son village le long de l’oued Drâa. Il savait qu’en ces lieux se trouvaient les personnages détenteurs de la plus forte des auras spirituelles du moment : le cheikh de la zaouïa naissante venue de Mésopotamie, Sidi Abdallah Ben Houceine El Qebab ainsi que son disciple Sidi Ahmed Ben Ibrahim El Ansari, le fils de Lalla Mimouna.
C’est ainsi qu’en 1631, un jeune imam, aspirant soufi, quitta sa petite zaouïa d’Aghlane pour s’installer dans celle de Tamegroute. Dix années plus tard, le cheikh de Tamegroute, et malgré sa réputation, mourut assassiné lors d’un retour de pèlerinage à Sijilmassa.
A ce moment décisif de son histoire, la zaouïa de Tamegroute devait se choisir un successeur digne de ce titre. Il se trouve que seul M’hammad Ben Nacer, alors âgé de trente-huit ans, a le profil du guide charismatique. Il était devenu rapidement le disciple préféré du maître de la zaouïa qui, selon la tradition, l’aurait désigné comme son successeur à la tête de la confrérie en le chargeant de prendre en charge après sa mort ses enfants et sa femme Hafsa Al Ansari, ce qui veut dire de la prendre pour conjointe.
La greffe des patronymes allait pouvoir s’opérer et la zaouïa de Tamegroute allait pouvoir effacer le nom Al Ansari pour devenir la Zaouïa Naciria.
Cet épisode nous est relaté par un historien marocain du 17ème, Mohamed El Saghir El Ifrini, siècle, qui repose son récit sur les propos de Hosein Ibn Nàcer, Cheikh de la Zaouia d’Aghlane et frère de M’hammad Ben Nacer. La réalité est bien évidemment plus complexe et l’accession à la direction officielle de la zaouïa fut plus difficile que prévu, et ne deviendra effective que cinq années après le décès du cheikh Ahmed Ben Ibrahim El Ansari.
En dépit des dernières volontés du cheikh défunt, M’hammad Ben Nacer se heurta en effet à l’opposition de certains membres de la zaouïa réticents à voir un étranger devenir le maître dans leur maison. Jacques Berque relate dans son ouvrage Al-Yousi qu’une offensive violente du clan El Ansari aurait été mené contre la zaouïa en voie de passer sous l’autorité des Ben Nacer. Face à cette hostilité, M’hammad prit la décision de retourner au sein de sa zaouïa d’origine, au village d’Aghlane, emmenant avec lui la veuve Hafsa.
L’histoire officielle, racontée au travers les paroles du frère donc, justifie par les déclarations mêmes du cheikh Ahmed Ben Ibrahim El Ansari ce retrait, tentant par là d’effacer l’affront de telles oppositions peu flatteuses pour son prestige :
« Avant de mourir il le chargea des affaires de la zaouïa, lui ordonna d’épouser sa propre femme et de ne délivrer l’ouard* qu’après avoir reçu un ordre clair et une autorisation authentique de son maître Sidi Abdallah Ben Houceine El Qebab. Il lui dit encore : « Tu habiteras à Aghlane ». (…) Par la suite, M’hammad Ben Nacer fut atteint d’une maladie aux jambes ; le mal dura et empira au point de l’empêcher totalement de se tenir debout ou assis (…). Un jour, alors que nous étions au bas de la maison, nous le vîmes descendre l’escalier et marcher comme si de rien n’était. Nous lui demandâmes : Qu’est ceci, ô Seigneur ? II dit : Pendant mon sommeil, je vis le maître Abdallah Ben Houceine, que Dieu l’ait en sa grâce ; il vint à moi, me prit la main et me mit debout ; ensuite il me dit préside la prière. Alors je me mis en avant et dirigeai la prière devant lui et ses compagnons. »
Mohamed El Saghir El Ifrini
* L’ouerd est la capacité à donner l’initiation soufi à d’autres
M’hammad Ben Nacer pu revenir la tête haute à Tamegroute, auréolé des stigmates de son épreuve et de ses rêves. Il épousa plus tard la veuve Hafsa, mariant ainsi leur nom pour l’éternité. Il fallut cependant un autre rêve, fait par Hafsa, pour que cette dernière mette de côté ses propres réticences et accepte enfin ce mariage.
Cette transformation profonde de l’identité de la zaouïa grâce à l’accession au pouvoir de M’hammad Ben Nacer aura donc suivi la trame habituelle de toutes ces dramaturgies humaines qui se font parfois le creuset de grandes destinées individuelles. Ici, à Tamegroute, tous les ingrédients auront été réunis. Le bon lieu où vient se poser l’ambition d’un personnage d’exception. Le mariage qui permet l’inscription avec une lignée respectée, l’adversité dans l’accession au pouvoir et la fuite en retraite avant le retour victorieux, des rêves prémonitoires, une guérison miraculeuse, une personnalité charismatique sachant allier sur sa personne à la fois la piété et le savoir.
La zaouïa de Tamegroute sera connue désormais sous l’appellation de Zaouïa Naciria, siège de la confrérie des Naciryyne. Et ce titre se transmis ainsi à tous ses descendants jusqu’à aujourd’hui.
Ce schéma fondateur se complètera plus tard par des alliances pertinentes avec les tribus berbères qui contrôlaient alors telle ou telle partie des terriroires du Sud Est, région non encore soumise à l’autorité centrale du Sultan. Le futur cheikh M’hammad Ben Nacer, ainsi que ses successeurs, établiront d’ailleurs avec les Sultans des relations à la fois distantes et respecteuses, ce qui leur permettra au fil des siècles de remplir le rôle d’intermédiaire entre le pouvoir central et les tribus. Il arrivera ainsi que les harkas, expéditions militaires chérifiennes opérées dans le Sud du Maroc, soient accompagnées par un naqib naciri, un des cheikhs des nombreuses zaouïas Naciria, en tant que conseiller politique du chef d’expédition pour établir les pourparlers avec les tribus.
Le cheikh M’Hammad Ben Nacer a fait de sa zaouïa un centre rayonnant de la culture soufie. Une bibliothèque y sera fondée au 17ème siècle par l’un de ses successeurs, Ahmed Naciri. La Zaouïa Naciria deviendra ainsi un foyer de lumière au Maroc, mais aussi en Afrique, où convergeront savants, oulémas et étudiants en quête de connaissances et attirés par tous les ouvrages précieux réunis. Le douar de Tamegroute deviendra lui un carrefour pour les caravanes commerciales et la zaouïa y développera ses liens et ses influences.
Sidi M’hammad Ben Nacer aura réussi sa mutation et l’inscription dans le temps de son nom comme de sa zaouïa. Décédé en 1674, il sera enterré près de la porte de la Zaouïa Naciria, dans un mausolée désormais connu sous le nom du jardin des cheikhs, en hommage au fil des sages soufis qui tissèrent de génération en génération l’histoire du Maroc.
– La zaouïa de Tamegroute – Marcel Dodin – Archives berbères – 1918
– Au coeur de l’Atlas – Marquis de Ségonzac – 1904
– Sainteté, pouvoir et société : Tamgrout aux XVIIe et XVIIIe siècles – Abdallah Hammoudi – 1980
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4 commentaires
Très intéressant article. Il est très bien d’avoir inscrit cette Zaouïa au patrimoine national. Mais il serait urgent de protéger sérieusement les ouvrages de la bibliothèque qui sont conservés dans des conditions indignes de leur qualité.
Merci
Merci pour cet hommage rendu à mes ancêtres
Ces zaouias ont joué un grand rôle dans l’aura du Maroc dans le continent. Souvenez-vous que l’Algérie a essayé d’usurper la Zaouia Tijania sous pretexte que le fondateur est algérien et ont ajouté qu’il est inhumé en Algérie… ont essayé de rassembler les fidèles en Algérie. Chose que les leaders tijanis Africains ont refusé surtout au Sénégal et en Gambie …