Il s’agit d’une des premières écritures de l’humanité mais son origine fait l’objet d’explications diverses qui font appel à des racines égyptiennes, sudarabiques, grecques, ibériques ou phéniciennes. A ce jour, et au même titre que l’origine exacte du peuple berbère, aucune thèse n’est venue clore ces débats qui illustrent à eux seuls la dimension de mystère portée par le monde Berbère.
Ce qui est certain, c’est que l’existence du Tifinagh, autrefois dénommé écriture libyque, est attestée par les scientifiques depuis l’Antiquité, puis aux époques puniques et enfin romaines, notamment visibles sur des monuments funéraires, et concerne un large territoire qui s’étend de la Méditerranée jusqu’au sud du Niger, et les îles Canaries jusqu’en Libye.
Bien que l’usage de cet alphabet ait très tôt disparu, les Touaregs, peuplades du désert du Sahara, sont les seuls berbérophones actuels à avoir conservé une pratique vivante de l’écriture en Tifinagh.
Pour mieux comprendre ce sujet, sudestmaroc.com a fait appel aux savoirs et à l’expérience d’Ahmed Skounti, spécialiste de ces questions au Maroc.
Ahmed Skounti – Le débat sur les origines est rarement « définitivement » clos. La science est relative ; ses conclusions sont admises jusqu’à preuve du contraire, contrairement à la croyance qui est absolue et définitive. L’origine allochtone du Tifinagh a été avancée par les premiers chercheurs du 19ème et du 20ème siècle. Depuis plus de deux décennies maintenant, l’idée d’une origine autochtone commence à faire son chemin.
AS – Le Libyque et le Tifinagh sont deux variantes d’un même alphabet. Chacun d’entre eux comprend d’ailleurs des sous-variantes géographiques. Le terme Lybique a été utilisé par les premiers chercheurs pour dénommer les inscriptions découvertes dans la partie septentrionale de l’Afrique du Nord, notamment dans les sites archéologiques antiques comme Volubilis au Maroc, Tipasa en Algérie ou encore Dougga en Tunisie. Ce terme est également utilisé dans la formule d’inscription libyco-berbère pour décrire les écritures associées aux gravures et aux peintures que l’on rencontre sur les sites rupestres dans toutes franges sahariennes et sub-sahariennes de l’Afrique du Nord.
Le terme Tifinagh a jadis été plus spécifiquement utilisé en lien avec les inscriptions des Touaregs, peuple amazighe dont le territoire se trouve à cheval sur l’Algérie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et la Lybie.
Ces deux termes, Lybique et Tifinagh, ne sont donc que des dénominations attribuées par les chercheurs et il n’y a pas lieu de parler de transition de l’un à l’autre. Par contre, le mot Tifinagh, resté en usage chez les Touaregs, mérite l’attention. D’aucuns pensent qu’il provient d’une racine FNGH/FNQ qui renvoie au Phénicien.
AS – Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, de datations sûres pour connaître la première expression de cette écriture amazighe. Gabriel Camps a dit de l’inscription du site d’Azib-n-Ikkis dans le Yagour, Haut-Atlas occidental, qu’elle pourrait remonter aux 5ème-7ème siècles avant J.-C. Nous avons nous-mêmes, avec des collègues Marocains et Italiens, publié la datation des peintures d’Ifran-n-Taska, dans le Bani oriental en 2012. Trois échantillons ont donné les dates approximatives suivantes : 7ème, 5ème et 3ème millénaires avant le présent. La plus basse qui est du 3e millénaire avant le présent correspond au premier millénaire avant J.-C. Les peintures datées sont associées à quelques inscriptions peintes. Mais comme nous n’avons pas prélevé d’échantillon sur l’écriture peinte elle-même, nous ne savons pas si les inscriptions peintes remontent, comme les peintures datées, au 1e millénaire avant J.-C. On est réduit à le supposer mais il est clair, en tout cas, que cette écriture est très ancienne.
L’un des rares textes datés avec précision est la dédicace bilingue punique/libyque au Roi Massinissa remontant à 139-138 avant J.-C. Gageons que les recherches futures apporteront plus d’éclairages à ce sujet, à condition que la recherche archéologique soit davantage encouragée.
Massinissa : Né vers 238 av. J.-C. et mort en janvier 148 av. J.-C., Massinissa fut le premier roi de la Numidie unifiée.La Numidie : ancien royaume berbère, situé dans un territoire réunissant ce qui est aujourd’hui une partie de l’Algérie (Nord), de la Tunisie (Est et Sud), de la Libye (Nord-Ouest) et du Maroc (Nord-Est).
Le Tifinagh attend toujours son Champollion
AS – Il est difficile de répondre à ces questions. Si les Tifinaghes relativement récents en milieu Touareg peuvent être déchiffrées, il n’en est pas de même à mesure que l’on s’éloigne dans le temps. Les inscriptions des sites archéologiques antiques ont livré quelques rares secrets à l’image de l’inscription de Dougga qui nous renseigne sur l’organisation politique des cités de l’antiquité.
Il semble qu’à l’image de la langue qui compte plusieurs dialectes au Maghreb et au Sahara, l’écriture s’est différenciée d’une région à l’autre. Au Nord, on a identifié au moins deux alphabets : libyque oriental et libyque occidental. Au Sud, en plus des alphabets touaregs qui sont au nombre de quatre, on peut ajouter d’autres alphabets sahariens ou sub-sahariens à l’image de l’alphabet de Foum Chenna dont nous avons identifié les 33 caractères qui le composent dans le livre Tirra, aux origines de l’écriture au Maroc que mes collègues feu Mustapha Nami, qui vient de nous quitter, Abdelkhalek Lemjidi et moi-même avons écrit au début du millénaire et qui a été la première publication de l’Institut royal de la Culture amazighe (IRCAM) en 2003. .
Dougga : Dougga est un site archéologique situé au Nord-Ouest de la Tunisie classé par l’UNESCO en 1997 sur la liste du patrimoine mondial et réputé pour la bonne conservation de ses monuments et la richesse historique de son passé libyque, punique, numide, romano-africain et byzantin.
Sur le plan diachronique, il est fort probable que les transformations successives des dialectes de l’amazighe rendent difficile le déchiffrement d’un état antérieur, aujourd’hui disparu. A cela s’ajoute le caractère consonantique de l’écriture ce qui n’est pas de nature à faciliter les tentatives de déchiffrement. Enfin, une coopération nord-africaine est nécessaire. Avec les moyens technologiques dont on dispose aujourd’hui, en fédérant les efforts, il est possible de faire avancer la connaissance dans ce domaine. La reconnaissance de l’amazighe au Maroc et en Algérie devrait y aider.
En bref, cette écriture attend toujours son Champollion !
AS – Il semble que les usages dominants de l’écriture amazighe ancienne soient restés des usages marginaux dans une société qui n’a pas connu l’émergence d’un pouvoir politique central de manière endogène. Le royaume numide fait figure d’exception puisqu’il a érigé l’écriture amazighe en graphie officielle aux côtés de l’écriture punique (phénicienne). L’inscription de Dougga dont on a parlé précédemment en atteste. Les autres royaumes maures antiques, les principautés créées après les Romains et les empires médiévaux qui se constituent dans le cadre de l’Islam ne semblent pas avoir eu recours à cette écriture. Même ses usages en dehors des cercles du pouvoir central se rétrécissent et disparaissent avant la conquête musulmane.
Le Tifinagh continue alors à être utilisé dans l’espace touareg. Au Sahara comme au Maghreb, il semble que le fonds de symboles dont le Tifinagh est issu continue à être utilisé dans le domaine des artisanats (tissage, poterie, bijou …).
Par ailleurs, si l’oralité est certes dominante dans les modalités de transmission de la culture amazighe, l’écriture Tifinagh n’est pas complètement absente aux époques anciennes, mais, plus récemment, les auteurs utilisent le plus souvent d’autres graphies, en particulier l’arabe et le latin. C’est ainsi que depuis le 11ème siècle et surtout au 18ème siècle, des écrits en amazighe ont utilisé la graphie arabe tels que L’Océan des pleurs, traité de jurisprudence malékite de Mohammed Al-Awzali (mort en 1749).
Des militants du Mouvement culturel amazighe ont également utilisé la graphie arabe pour écrire la poésie, la nouvelle ou le roman. L’académicien Mohamed Chafik l’a utilisé pour son dictionnaire arabe-amazighe en trois tomes. La graphie latine a également été utilisée pour transcrire l’amazighe depuis le 19ème siècle. Elle a également été adoptée par des militants du Mouvement culturel amazighe pour écrire des créations littéraires ou pour transcrire des textes oraux. Ces deux graphies, arabe et latine, continuent d’ailleurs à être utilisées aujourd’hui malgré l’adoption du Tifinaghe-IRCAM depuis 2003 comme graphie officielle de la langue amazighe au Maroc.
AS – Il est difficile d’être futurologue en matière de faits sociaux et culturels. Depuis 2003, le Tifinagh est consacré en tant que graphie officielle de l’amazighe. En 2011, la Constitution a reconnu à l’amazighe le statut de langue officielle, aux côtés de l’arabe. En 2019, la loi organique relative à ce caractère officiel est, enfin, adoptée. Elle définit les domaines de son utilisation obligatoire selon un calendrier de mise en œuvre échelonné dans le temps. L’amazighe transcrit en Tifinaghe est déjà enseigné à l’école publique depuis 2003. Même si sa progression et son étendue territoriale demeurent modestes, il permet la diffusion de la langue et, plus profondément, une réconciliation des Marocains avec leur identité, qu’ils soient amazighophones ou darijophones.
Mais l’école, du primaire à l’université, a besoin d’ouvrages pour enseigner le Tifinagh. Il importe donc de transcrire la littérature orale et d’encourager la création littéraire et artistique d’expression ou d’inspiration amazighe afin de donner aux apprenants le goût d’une langue en lente réhabilitation.
La survivance de l’amazighe en tant que langue relève du miracle
AS – Le Tifinagh est indéniablement un trait spécifique de la culture amazighe. Venu du fonds des âges et depuis peu objet d’une normalisation Unicode qui permet de l’intégrer aux supports informatiques les plus divers, l’avenir est encore long devant cette écriture simple et originale.
AS – La langue orale elle-même est une singularité amazighe. Contemporaine de langues puissantes tels que le grec et le latin, ayant connu une cohabitation avec l’arabe, langue liturgique puissante, vivant aujourd’hui aux côtés de langues internationales tels que le français, l’espagnol et l’anglais, sa survivance peut être assimilée à un miracle.
Lorsque le recensement de la population de 2014 annonçait que 28% des 34 millions de Marocains parlaient l’un des trois dialectes de l’amazighe, la sonnette d’alarme a été sonnée. Mais il semble qu’elle n’a pas été suffisamment entendue. Il est vrai que les darijophones parmi les Marocains sont aussi anthropologiquement parlant des Amazighes, mais la perte de cette langue plurimillénaire sera fortement préjudiciable au Maroc et à la diversité culturelle à l’échelle de l’humanité.
AS – Je voudrai rendre hommage à mon ami Mustapha Nami qui vient de nous quitter le 4 février 2020. Originaire d’Aït Ihya Ou Atmane (Goulmima) dans notre région Drâa Tafilalet, avec sa disparition, le Maroc perd un chercheur et un cadre de grande valeur.
En plus de ses recherches en préhistoire, en art rupestre et en histoire de l’écriture amazighe, il a coordonné la préparation de plusieurs dossiers d’inscription d’éléments marocains au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Le dernier dossier sur lequel il travaillait dans ce domaine est les savoirs et savoir-faire liés aux khettaras. J’espère qu’il sera achevé par les partenaires avec lesquels il le préparait afin qu’il soit soumis à l’UNESCO.
Mustapha a beaucoup donné à sa région et il serait souhaitable qu’elle le lui rende en préservant sa mémoire.
En savoir plus …
Ahmed Skouti est né à Timatdite (Assoul) dans le Haut-Atlas oriental, aujourd’hui dans la province de Tinghir. Il est à ce jour Professeur de l’enseignement supérieur à l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP, Rabat) où il enseigne l’anthropologie et le patrimoine culturel. Titulaire d’un doctorat en anthropologie de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, il est aussi expert auprès de l’UNESCO dans le domaine du patrimoine culturel. Il a rédigé plusieurs textes dans les domaines de l’anthropologie, du patrimoine, de l’histoire, de la culture, de la littérature et de l’art rupestre.
A lire : Un dinosaure endormi au Sud Est du Maroc
10 commentaires
Bonjours
Je me présente, je suis un berbère d’Algérie actuellement, et permettez moi de vous laisser un petit commentaire à votre publication, et votre recherche sur le tifinagh ma langue natale. Dans votre thèse (Le tifinagh singularité berbère gravé dans le temps), vous avez dit que l’origine de notre langue fait l’objet d’explications diverses qui font appel à des racines égyptiennes, sudarabiques …
Je voudrais vous poser des questions : pourquoi mes racines doivent être dans vos explications et synthèses toujours liées à une autre culture ? Vous n’avez jamais posé la question dans le sens inverse et vous savez bien qu’en Égypte, on trouve les traces berbères et aucune existence de traces égyptiennes en Afrique du Nord la Numidie. Et pourquoi vous mettez toujours la culture arabe dans nos racines et origines, et vous connaissez bien la réalité de l’histoire, et comment ils essaient de faciliter l’histoire à plusieurs reprises.
Nous sommes des berbères, d’origine berbère, ni égyptien, ni phénicien, ni arabe. On n’est juste des berbères, et on protégera notre culture, notre langue, notre patrimoine pour toujours comme c’était le cas depuis des siècles et des siècles.
Cordialement.
Tanemmirt inek a gwma, ils essaient toujours de nous rattacher aux sémites (arabes, araméens et même Hébreux et levantin) Les Amazighs existaient bien avant les orientaux, par la suite certes il y a eu des migrations…. Tamazgha est Amazigh, et je termine en précisant que le mot tifinagh est le pluriel de tafineght qui signifie lettre d’alphabet.
Les Imazighen et non les amazighs.
Imazighen est le pluriel d’amazigh….
L’erreur est humaine et même berbère ou chleuh ou amazigh.
Vivent les hommes libres ⵣ
La découverte en 2018 à Setif (Algérie) d’une existence humaine la plus ancienne au monde (avec l’Éthiopie) date de 2,4 millions d’années. Forcément, le mouvement des populations va de l’ouest à l’est. Donc le Tifinagh est endogène, et ne peut être sémite. Certains ont même déclaré qu’on est le berceau de l’humanité. Azul.
Je parle le berbère du RIF Mais je ne l’écris pas ya t’il des méthodes pour ça merci.ewacheid l’arbar Azul..
C’est super intéressant moi qui suis originaire du souss IMÎNTANOUTE
Un très bon article mes félicitations et mes remerciements, je felicite aussi, ceux qui ont fait des commentaires, nous sommes Imazighen et nous sommes de l’Afrique du Nord, le débat doit continuer, Ahmed Chafik a écrit que pendant 3 siècles les pharaons étaient Imazighen.
Quand à Tifinagh je tiens à rendre hommage aux Touaregs qui ont toujours utilisé Tifinagh pour communiquer.
Je suis du moyen Atlas, je voyage beaucoup, j’ai visité l’Égypte, la Libye, la Tunisie du Nord au Sud, l’Algérie du Nord au Sud, le Maroc toutes les régions, le Mali, la Mauritanie, dans tous ces pays on parle tamazighte,
Comme je parle très bien ma langue telle qu’elle est parlée du Maroc du Sud au Nord, j’arrive à comprendre tamazighte des différents pays, je peux dire que je comprends très bien les libyens, les Algériens de la Kabylie à Ghardaya, je comprends un peu tamazighte de Siwa et quelques mots du Tamachek, Tamazighte des Touaregs
je suis un amazigh de l’Algérie, je remercie toute personne qui contribue au développement de la langue et culture amazigh. je souhaite que le caractère d’écriture soit le caractère TIFINAGH.
Bonjour
A la lecture de tous les commentaires, je me dis que je suis peut-être au bon endroit pour avoir une réponse à ma question.
Je cherche à écrire les mots “joie” et “arbre” en écriture tifinagh.
Il existe des correspondances des lettres latines et berbères sur internet mais cela me semble pas si juste.
Quel personne serait en capacité d’écrire ces mots et de poster la photo sur le blog ?
Merci par avance
Azul fallawn,
Bonjour à tous,
Un grand article qui nous concerne tous. La langue est la mère source de toute culture. Et pour notre culture amazigh, nous devons permettre aux jeunes de suivre des cours à tous les niveaux.
Sur la question des origines, de Tifinagh, pour moi l’origine allochtone est fausse. L’origine des humains qui ont ramené cette culture pendant des siècles à travers le désert nord africain est Egyptienne. Les Touaregs en sont les témoins de notre temps ⌛
Merci à tous ceux qui contribuent à l’épanouissement de notre notre langue et culture Amazigh Comme Mr Chafiq. La diversité est plutôt une richesse.