Hassania, la pasionaria des chèvres

La vie parfois semble couler sur le fil d’un destin. A l’origine, rien de particulier ne vient induire le cours du chemin naissant et pourtant les pas se posent les uns après les autres dans l’évidence d’un tracé qui a l’air de savoir où il va. C’est peut être même de ce rien que le marcheur a tiré la force de prendre une direction et de s’y tenir, coûte que coûte, avec la conviction tenace, bien évidemment têtue, que ce n’est qu’ainsi, chemin faisant et l’oeil rivé sur un unique point d’horizon, que se remplira au mieux sa besace d’existence.

Hassania est de cette trempe là. Au sortir de son baccalauréat en science expérimentale, elle décide de s’intéresser au monde rural, et plus spécialement, à la condition de vie des femmes de la ruralité marocaine. Et plus précisément encore, elle se concentre sur un moyen efficace d’améliorer les conditions de vie de ces femmes, à savoir l’élevage comme source de revenus autonomes. Et comme s’il fallait affiner mieux la nature de son futur labeur, Hassania focalisa son attention sur un unique animal, qui allait devenir pour elle l’emblème de sa carrière, la chèvre.

Hassania Kanoubi est aujourd’hui à Ouarzazate la femme qui donne des chèvres aux femmes du monde rural pour améliorer leurs conditions de vie. Point. Cette figure est tellement un juste résumé de son parcours qu’elle du revenir quelques pas en arrière après avoir eu son premier baccalauréat pour en repasser un deuxième, en candidate libre, et ainsi devenir la première femme au Maroc à se voir diplômer de la toute nouvelle filière de science agronomique.

Et si on lui demande pourquoi elle s’est ainsi impliquée dans l’agronomie, elle la fille ainée d’une famille modeste qui a grandi de petite ville en petite ville dans le sillage d’un père fonctionnaire en fréquent déplacement, elle ne peut rien expliquer d’autre que le déroulé naturel de ses pas qui l’ont amenée à suivre un trajet évident de cohérence une fois posé ce choix de la ruralité en point majeur d’arrimage de son existence.

Après deux années d’étude en technique agricole, elle postule pour un emploi à la Near East Fundation, une organisation non gouvernementale américaine. Elle se retrouve projetée dans la région de Ouarzazate pour une mission de formatrice auprès des populations féminines du monde rural. A peine arrivée à Skoura, en 1989, elle doit mettre en œuvre les conclusions d’une étude réalisée par un couple d’américains, passés par là quelques années auparavant, et qui avait décelé que la malnutrition des populations rurales pouvait se voir contrecarrée par l’apport protéinique de la viande et du lait de chèvre, animal rustique coutumier du territoire. Il suffisait alors d’améliorer la qualité de ces animaux et de faire comprendre aux femmes qu’elles avaient là, sous leur nez, une solution à leurs problèmes.

Dans la foulée de son recrutement, elle est envoyée aux Etats Unis pour un stage de formation à l’élevage caprin. Dès son retour, elle poursuit les activités du programme de la fondation en accompagnant les femmes rurales à s’occuper bien des chèvres qui leur sont données. L’année d’après, elle retourne encore en Amérique pour parfaire sa propre formation mais cette fois là elle porte témoignage de son expérience de terrain. C’est ainsi qu’elle se trouve invitée à un autre séminaire en Chine et là encore, elle témoigne de ce qui peut être fait, concrètement, pour aider la femme rurale à améliorer ses revenus, et par là ses conditions de vie. Et puis c’est en Afrique du Sud, et puis en Egypte, au Brésil … Hassania enchaîne les étapes. Toujours à raconter ses histoires de femmes et de chèvres. Toujours à revenir sur les terres de Ouarzazate pour reprendre sa mission auprès des femmes rurales.

Un sentiment lourd d’immobilité lui serre le coeur, celui d’être soudainement inutile

Au départ de la fondation américaine, en 1993, le programme de développement rural est repris en charge par l’Office de la mise en valeur agricole et Hassania se retrouve à nouveau recrutée pour assurer la fonction de “vulgarisatrice”, auprès des populations rurales, et tout spécialement des femmes. Tout semble couler de source. Et pourtant, quelque chose soudain ne va pas. La fondation partie, Hassania fait connaissance avec l’ambiance de l’administration. Un style bien différent. Une chaine de décision qui n’en finit pas. Un brassage de mots qui tournent en rond. Le flot régulier des pas devient lancinant, il manque la sensation du bon vent qui chatouille les narines au gré des chèvres qui jadis se multipliaient dans les foyers ruraux. Pendant trois ans, elle raconte que le dimanche était comme le lundi, le mardi, comme tous les jours. Pas un jour où elle se sentait en travail. Un sentiment lourd d’immobilité lui serre le coeur, celui d’être soudainement inutile. A chacune de ses tentatives pour agir concrètement, le système lui posait les limites naturelles à son état.

Elle devra attendre un autre séminaire international sur l’élevage des chèvres, en Afrique du Sud et courant de l’année 2004, pour que la parenthèse se referme et que s’ouvre à nouveau le temps de l’action vivifiante. Lors de ce séminaire, une personne va à sa rencontre. Il l’a entendu à la tribune témoigner de sa lassitude à ne pas pouvoir mettre en œuvre ce qui pourrait concrètement améliorer la vie des femmes rurales du Maroc. Le remède à vos problèmes est simple lui dit-il : “Ce qu’une administration ne peut naturellement pas faire, une association peut le faire. Créez donc une association, et agissez”.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Et comme le bienveillant conseiller n’était autre que le responsable d’une grande association française spécialisée dans le domaine, “Elevages sans frontières”, l’affaire fut rondement menée. Tout était prêt dans sa tête, elle avait eu tout le temps, dans le silence de son petit bureau, d’imaginer ce qu’elle ferait, et comment elle le ferait, le jour où viendrait l’opportunité de réaliser le plan idéal d’action. Et ce moment était arrivé. L’association Rosa fut créée. Elle choisit ce nom en hommage à une vieille dame américaine, Rosalyne, autre égérie planétaire des chèvres, qui su apporter à Hassania le soutien humain nécessaire.

Sans plus attendre, Hassania déploya son action en une plus grande voilure : elle allait enfin pouvoir fournir aux femmes une chèvre à meilleur rendement en gestation, en viande comme en lait, la chèvre dite alpine. Elle avait entendu parler de cette race durant ses séminaires internationaux. Les témoignages sur son implantation dans des zones à climat similaire laissaient présager que cette chèvre là répondrait aux attentes de son projet.

La coopérative de fromages de l’association Rosa.

Construire et faire vivre une chaîne de solidarité entre les femmes

En novembre 2005, les 105 premières chèvres de race alpine arrivent au Maroc, importées de France. Une grande première pour le royaume. Des femmes de 5 villages sont sélectionnées pour recevoir chacune deux chèvres. Le principe du projet est simple : construire et faire vivre une chaîne de solidarité entre les femmes. Pour chaque animal reçu, la famille s’engage à donner un animal à une autre famille. Le reste, c’est pour elle. Des micros crédits à intérêt nul sont proposés pour couvrir les frais d’élevage. Hassania et son équipe accompagnent, quasi au quotidien, la bonne croissance des animaux. Il s’agit de ne pas rater ce premier pas. Depuis cette date, 230 chèvres alpines auront été accueillies. Et c’est un total de 800 chèvres laitières qui aujourd’hui garantissent du revenu permanent à près de 2000 femmes. Les premières qui ont reçu leur deux chèvres se retrouvent avec un troupeau de 24 têtes. La chaîne de solidarité a fonctionné. 59 villages s’y sont reliés. C’est du beau résultat en matière de développement !

L’association, telle une machine bien huilée, a développé depuis d’autres filières d’activité : la brebis, la volaille, le lapin et l’apiculture. Toujours le même système : l’association délivre une ruche pleine, et lors de la première vente du miel, la famille bénéficiaire offre une autre ruche pleine à une autre famille. En 2010, une fromagerie est ouverte dans le village de Tamasinte et recueille une partie du lait des familles en charge des chèvres alpines pour produire du fromage aujourd’hui vendu dans les supermarchés et les hôtels de la ville. L’INDH et l’association “Elevages sans frontières” ont participé au montage de la fromagerie. La prochaine étape sera de distribuer ces fromages sur Marrakech et pour cela, l’acquisition d’un véhicule frigorifique s’impose. Là encore, l’évidence du bien force le réel : le véhicule va venir, le réseau des partenaires de l’association Rosa a fait son travail.

Hassania prépare déjà le pas suivant. Il est de taille. Ouvrir à Ouarzazate, en milieu urbain donc, un complexe agricole qui soit la vitrine de tout ce qui se fait dans les villages au titre des activités de l’association. Ce lieu sera aussi et surtout un centre de formation pour les femmes rurales désireuses de s’engager à leur tour dans ce processus de développement partagé. L’idée qui sous-tend cet ambitieux projet est de valoriser l’identité des personnes de la ruralité aux yeux des urbains et finalement de créer un lien d’échange entre eux. Chacun pouvant apprendre de l’autre. C’est une belle idée, comme celle, fondatrice, du don en chaîne qui du participer, à sa manière, à la redynamisation des solidarités entre les familles, et entre les villages, apanage des temps anciens devenu vertu.

Quand s’arrêtera-t-elle ? Quand donc Hassania pourra-t-elle dire que le plan est accompli ?

« L’élevage de chèvre coule dans mon sang maintenant »

Au bout du compte, on ne comprendra toujours pas pourquoi la vie d’Hassania s’est soudainement et définitivement orientée vers l’élevage des chèvres au profit des femmes. On restera émerveillé par cette fidélité au chemin emprunté. Selon elle, un trésor existe dans le monde rural. A l’inverse de ses parents qui n’avaient rien fait pour lui faire découvrir la ruralité, Hassania ne manque pas une occasion d’intéresser ses 3 enfants aux charmes et bienfaits de la ruralité. Peut être qu’elle a choisi de s’investir corps et âme dans cette ruralité comme elle aurait pu le faire pour l’éducation des enfants ou pour la sauvegarde du patrimoine. Elle y aurait finalement déployé le même caractère et le même esprit récalcitrant face aux atonies des mécanismes administratifs, la même envie forcené d’agir.

Peut être qu’à un moment précis, un papillon inopiné aurait pu attirer le regard de la jeune Hassania de 18 ans, et ainsi l’emmener vers une autre balade, faire dévier quelque peu la trajectoire engagée depuis bien longtemps en fait. Elle aurait sans doute trouvé un poste à la délégation de l’éducation et puis au sortir de son petit bureau grisailleux, elle filerait rejoindre son équipe associative, pour faire le point sur la construction de sa nouvelle école à Ouarzazate, une école d’excellence où se tramerait respect et solidarité entre tous, enfant comme adulte, rural et urbain, pauvre ou riche.

Hassania n’a pas terminé sa feuille de route. Il lui reste à trouver la jeune femme dans laquelle brillera ce quelque chose que Rosalyne a su autrefois voir en elle, et passer le relais. Solidaire et responsable, jusqu’au bout.

Crédit Photographie : Abdellah Azizi
www.azifoto.com

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